Выбрать главу

Mais alors je crus avoir procédé régulièrement, et, jugeant qu’il n’y avait dans l’auberge ni démons ni esprits, j’en conclus qu’il n’y avait que des hommes, et je me livrai au plaisir de les entendre chanter.

C’étaient deux voix, soutenues d’un instrument à cordes, mais elles étaient si mélodieuses, si bien d’accord, qu’aucune musique sur la terre ne peut entrer en comparaison.

» Les airs que ces voix faisaient entendre inspiraient une tendresse si voluptueuse que je ne puis en donner aucune idée. Longtemps je les écoutai, assise sur mon banc, mais, enfin, je me déterminai à entrer, puisque je n’étais venue que pour cela. Je montai donc, et je trouvai dans la chambre du milieu, deux jeunes gens, grands, bien faits, assis à table, mangeant, buvant et chantant de tout leur cœur. Leur costume était oriental ; ils étaient coiffés d’un turban, la poitrine et les bras nus, et de riches armes à leur ceinture.

» Ces deux inconnus, que je pris pour des Turcs, se levèrent, m’approchèrent une chaise, remplirent mon assiette et mon verre, et se mirent à chanter, en s’accompagnant d’un théorbe, dont ils jouaient tour à tour.

» Leurs manières libres avaient quelque chose de communicatif. Ils ne faisaient point de façons, je n’en fis point. J’avais faim, je mangeai. Il n’y avait point d’eau, je bus du vin. Il me prit envie de chanter avec les jeunes Turcs, qui parurent charmés de m’entendre. Je chantai une séguedille espagnole. Ils répondirent sur les mêmes rimes. Je leur demandai où ils avaient appris l’espagnol.

» L’un d’eux me répondit :

» – Nous sommes nés en Morée et, marins de profession, nous avons facilement appris la langue des ports que nous fréquentions. Mais laissons là les séguedilles, écoutez les chansons de notre pays.

» Leurs chants avaient une mélodie qui faisait passer l’âme par toutes les nuances du sentiment et, lorsqu’on était à l’excès de l’attendrissement, des accents inattendus vous ramenaient à la plus folle gaieté.

» Je n’étais point dupe de tout ce manège. Je fixais attentivement les prétendus matelots, et il me semblait trouver à l’un et à l’autre une extrême ressemblance avec mes divins Gémeaux.

» – Vous êtes turcs, leur dis-je, et nés en Morée ?

» – Point du tout, me répondit celui qui n’avait point encore parlé. Nous sommes grecs, nés à Sparte. Ah !

divine Rébecca, pouvez-vous me méconnaître, je suis Pollux et voici mon frère !

» La frayeur m’ôta l’usage de la voix, les Gémeaux prétendus déployèrent leurs ailes, et je me sentis enlever dans les airs. Par une heureuse inspiration, je prononçai un nom sacré, dont mon frère et moi sommes seuls dépositaires. À l’instant même, je fus précipitée sur la terre, et tout à fait étourdie de ma chute. C’est vous, Alphonse, qui m’avez rendu l’usage de mes sens ; un sentiment interne m’avertit que je n’ai rien perdu de ce qu’il m’importe de conserver, mais je suis lasse de tant de merveilles ; je sens que je suis née pour rester simple mortelle. »

Rébecca termina là son récit. Mais il ne fit pas sur moi l’effet qu’elle en attendait. Tout ce que j’avais vu et entendu d’extraordinaire pendant les dix jours qui venaient de s’écouler ne m’empêcha pas de croire qu’elle avait voulu se moquer de moi. Je la quittai assez brusquement [et, me mettant à réfléchir sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix, je me rappelai alors quelques mots échappés à Don Emmanuel de Sa, gouverneur de cette ville, qui me firent penser qu’il n’était pas tout à fait étranger à la mystérieuse existence des Gomélez. C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Moschito. Je me mis dans la tête que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines, et Rébecca elle-même, m’avaient souvent fait entendre que l’on voulait m’éprouver. Peut-être m’avait-on donné, à la venta, un breuvage pour m’endormir, et ensuite rien n’était plus aisé que de me transporter pendant mon sommeil sous le fatal gibet. Pascheco pouvait avoir perdu un œil par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvait être un conte. L’ermite, qui avait cherché toujours à surprendre mon secret, était sans doute un agent des Gomélez, qui voulait éprouver ma discrétion. Enfin Rébecca, son frère, Zoto et le chef des Bohémiens, tous ces gens-là s’entendaient peut-être pour ébranler mon courage27.

Ces réflexions, comme on le sent bien, me décidèrent à attendre, de pied ferme, la suite des aventures auxquelles j’étais destiné, et que le lecteur connaîtra s’il accueille favorablement la première partie de cette histoire28.

II

Récits tirés de Avadoro,

histoire espagnole

I

HISTOIRE DU TERRIBLE PÈLERIN HERVAS

ET DE SON PÈRE, L’OMNISCIENT IMPIE

« Une connaissance approfondie de cent sciences différentes paraîtra, à quelques personnes, devoir surpasser les forces accordées à une tête humaine : il est certain cependant que Hervas écrivit, sur chacune, un volume qui commençait par l’histoire de la science et finissait par des vues pleines de sagacité sur les moyens d’y ajouter et, pour ainsi dire, de reculer dans tous les sens les bornes du savoir.

» Hervas suffisait à tout au moyen de l’économie du temps et d’une grande régularité dans sa distribution.

Il se levait avant le soleil et se préparait au travail du bureau par des réflexions analogues aux opérations qu’il y devait effectuer. Il se rendait chez le ministre une demi-heure avant tout le monde et attendait que l’heure du bureau sonnât, ayant la plume en main et la tête dégagée de toute idée relative à son ouvrage. Au moment où l’heure sonnait, il commençait ses calculs et les expédiait avec une célérité surprenante. Après cela, il passait chez le libraire Moreno, dont il avait su gagner la confiance, prenait les livres qui lui étaient nécessaires et les portait chez lui. Il ressortait encore pour prendre un léger repas, rentrait avant une heure et travaillait jusqu’à huit heures du soir. Après quoi, il jouait à la pelota avec des petits garçons du voisinage, rentrait, prenait une tasse de chocolat et s’allait coucher. Les dimanches, il passait toute la journée hors de chez lui et méditait le travail de la semaine suivante. Hervas pouvait ainsi consacrer environ trois mille heures par an à la confection de son œuvre universelle, ce qui ayant fait, au bout de quinze ans, quarante-cinq mille heures, cette surprenante composition se trouva réellement achevée, sans que personne, à Madrid, s’en doutât ; car Hervas n’était nullement communicatif et ne parlait à personne de son ouvrage, voulant étonner le monde en lui montrant tout à la fois ce vaste amas de science.

L’ouvrage de Hervas se trouva donc fini comme lui-même finissait sa trente-neuvième année, et il se félicitait d’entrer dans la quarantième avec une grande réputation toute prête d’éclore. Mais, en même temps, il avait dans l’âme une sorte de tristesse ; car l’habitude du travail, soutenu par l’espérance, avait été, pour lui, comme une société agréable qui remplissait tous les moments de sa journée. Il avait perdu cette société ; et l’ennui, qu’il n’avait jamais connu, commençait à se faire sentir. Cet état, si nouveau pour Hervas, le sortit tout à fait de son caractère. Bien loin qu’il recherchât la solitude, on le voyait dans tous les lieux publics.