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» – Monsieur, lui dit-il, voici cent volumes qui renferment tout ce que les hommes savent aujourd’hui.

Cette polymathésis fera honneur à vos presses et, j’ose le dire, à l’Espagne. Je ne demande rien pour moi, ayez seulement la charité de m’imprimer, et que ma peine mémorable ne soit pas entièrement perdue.

» Moreno ouvrit tous les volumes, les examina avec soin, et lui dit :

» – Monsieur, je me charge de l’ouvrage, mais il faut vous résoudre à le réduire à vingt-cinq volumes.

» – Laissez-moi, lui répondit Hervas avec l’indignation la plus profonde, laissez-moi ; retournez à votre magasin imprimer les fatras romanesques ou pédantesques qui font la honte de l’Espagne. Laissez-moi, Monsieur, avec ma gravelle et mon génie, qui, s’il eût été mieux connu, m’eût mérité l’estime générale. Mais je n’ai plus rien à demander aux hommes, et moins encore aux libraires ; laissez-moi.

» Moreno se retira, et Hervas tomba dans la plus noire mélancolie ; il avait sans cesse sous les yeux ses cent volumes, enfants de son génie, conçus avec délices, enfantés avec une peine qui avait aussi ses plaisirs, et maintenant plongés dans l’oubli. Il voyait sa vie entière perdue, son existence anéantie dans le présent comme dans l’avenir. Alors aussi, son esprit, exercé à pénétrer tous les mystères de la nature, se tourna malheureusement vers l’abîme des misères humaines. À force d’en mesurer la profondeur, il vit le mal partout, il ne vit plus que le mal, et dit dans son cœur :

» – Auteur du mal, qui êtes-vous ?

» Lui-même eut horreur de cette idée et voulut examiner si le mal, pour être, devait nécessairement avoir été créé. Ensuite, il examina la même question sous un point de vue plus étendu. Il s’attacha aux forces de la nature, attribuant à la matière une énergie qui lui parut propre à tout expliquer, sans avoir recours à la création.

» Pour ce qui est de l’homme et des animaux, selon lui, ils devaient l’existence à un acide générateur, lequel, faisant fermenter la matière, lui donnait des formes constantes, à peu près comme les acides cristallisent les bases alcalines et terreuses en polyèdres toujours semblables. Il regardait les substances fougueuses que produit le bois humide, comme le chaînon qui lie la cristallisation des fossiles à la reproduction des végétaux et des animaux, et qui en indique, sinon l’identité, au moins l’analogie.

» Savant comme l’était Hervas, il n’eut pas de peine à étayer son faux système de preuves sophistiques faites pour égarer les esprits. Il trouvait, par exemple, que les mulets, qui tiennent de deux espèces, pouvaient être comparés aux sels à base mêlée dont la cristallisation est confuse. L’effervescence de quelques terres avec les acides lui parut se rapprocher de la fermentation des végétaux muqueux, et celle-ci lui parut être un commencement de vie qui n’avait pu se développer faute de circonstances favorables.

» Hervas avait observé que les cristaux, en se formant, s’amassaient dans les parties les plus éclairées du vase, et se formaient difficilement dans l’obscurité ; et, comme la lumière est également favorable à la végétation, il considéra le fluide lumineux comme un des éléments dont se composait l’acide universel qui animait la nature ; d’ailleurs il avait vu la lumière rougir à la longue les papiers teints en bleu, et c’était aussi un motif de la regarder comme un acide29.

» Hervas savait que dans les hautes latitudes, dans le voisinage du pôle, le sang, faute d’une chaleur suffisante, était exposé à une alcalescence qui ne pouvait être arrêtée que par l’usage intérieur des acides. II en conclut que la chaleur pouvant, en quelques occasions, être suppléée par un acide, devait être elle-même une espèce d’acide, ou du moins un des éléments de l’acide universel.

» Hervas savait qu’on avait vu le tonnerre aigrir et faire fermenter les vins. Il avait lu dans Sanchoniaton qu’au commencement du monde les êtres destinés à vivre avaient été comme réveillés à la vie par de violents coups de tonnerre, et notre infortuné savant n’avait pas craint de s’appuyer de cette cosmogonie païenne pour affirmer que la matière de la foudre avait pu donner un premier développement à l’acide générateur, infiniment varié, mais constant dans la reproduction des mêmes formes.

» Hervas, cherchant à pénétrer les mystères de la création, devait en rapporter la gloire au créateur ; et plût au ciel qu’il l’eût fait ! Mais son bon ange l’avait abandonné, et son esprit, égaré par l’orgueil du savoir, le livra sans défense aux prestiges des esprits superbes, dont la chute entraîna celle du monde. Hélas ! tandis que Hervas élevait ses coupables pensées au-dessus des sphères de l’intelligence humaine, sa dépouille mortelle était menacée d’une prochaine dissolution. Pour l’accabler, plusieurs maux aigus se joignirent aux maladies chroniques. Sa sciatique, devenue douloureuse, lui ôtait l’usage de la jambe droite ; le sable de ses reins, devenu graveleux, déchirait sa vessie ; l’humeur arthritique avait courbé les doigts de sa main gauche et menaçait les jointures de la droite ; enfin, la plus sombre hypocondrie détruisait les forces de son âme en même temps que celles de son corps. Il craignit d’avoir des témoins de son abattement et finit par repousser mes soins et refuser de me voir.

» Un vieil invalide composait tout son domestique et mettait, à le servir, tout ce qui lui restait de forces. Mais lui-même tomba malade, et mon père fut alors forcé de me souffrir près de lui. Mon grand-père Maragnon fut bientôt après attaqué de la fièvre chaude. Il ne fut malade que cinq jours. Sentant sa fin approcher, il me fit venir et me dit :

» – Blaz, mon cher Blaz, reçois ma dernière bénédiction. Tu es né d’un père savant et plût au ciel qu’il le fût moins ! Heureusement pour toi, ton grand-père est un homme simple dans sa foi et ses œuvres, et il t’a élevé dans la même simplicité : ne te laisse point entraîner par ton père. Depuis quelques années, il a fait peu d’actes de religion et ses opinions sont telles que des hérétiques en auraient honte. Blaz, défie-toi de la sagesse humaine. Dans quelques instants, j’en saurai plus que tous les philosophes. Blaz, Blaz, je te bénis, j’expire.

» Il mourut en effet. Je lui rendis les derniers devoirs et je retournai chez mon père, où je n’avais pas été depuis quatre jours. Pendant ce temps, le vieil invalide était aussi mort, et les confrères de la charité s’étaient chargés de l’ensevelir. Je savais que mon père était seul, et je voulais me consacrer à le servir, mais, en entrant chez lui, un spectacle extraordinaire frappa mes regards, et je restai dans la première chambre, frappé d’horreur.

» Mon père avait ôté ses habits et s’était revêtu d’un drap de lit en forme de linceul. Il était assis et regardait le soleil couchant. Après une assez longue contemplation, il éleva la voix et dit :

» – Astre dont les derniers rayons ont frappé mes yeux pour la dernière fois, pourquoi avez-vous éclairé le jour de ma naissance ? Avais-je demandé à naître ? Et pourquoi suis-je né ? Les hommes m’ont dit que j’avais une âme, et je m’en suis occupé aux dépens même de mon corps. J’ai cultivé mon esprit, mais les rats l’ont dévoré ; les libraires l’ont dédaigné. Rien ne restera de moi ; je meurs tout entier, aussi obscur que si je n’étais pas né.

Néant, reçois donc ta proie.