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» Hervas resta quelques instants livré à de sombres réflexions : ensuite, il prit un gobelet qui me sembla plein de vin vieux ; il leva les yeux au ciel et dit :

» – Ô mon Dieu, s’il y en a un, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une.

» Ensuite il vida le gobelet et le posa sur la table, puis il mit la main sur son cœur, comme s’il y ressentait quelque angoisse. Hervas avait préparé une autre table ; il y avait mis des coussins : il se coucha dessus, croisa ses mains sur sa poitrine et ne proféra plus une parole.

» Vous serez étonné que, voyant tous ces apprêts de suicide, je ne me sois pas jeté sur le verre, ou que je n’aie pas appelé du secours ; j’en suis surpris moi-même, ou plutôt je suis très sûr qu’un pouvoir surnaturel me retenait à ma place, sans me laisser la liberté d’aucun mouvement ; mes cheveux se dressèrent sur ma tête.

» Les confrères de la charité, qui avaient enterré notre invalide, me trouvèrent dans cette situation ; ils virent mon père étendu sur la table, couvert d’un linceul, et ils demandèrent s’il était mort. Je répondis que je n’en savais rien. Ils me demandèrent qui lui avait mis ce linceul. Je répondis que lui-même s’en était revêtu.

Ils examinèrent le corps et le trouvèrent sans vie. Ils virent le verre avec un reste de liquide et le prirent pour l’examiner. Puis ils s’en allèrent en donnant des signes de mécontentement, et me laissèrent dans un abattement extrême. Ensuite vinrent les gens de la paroisse.

Ils me firent les mêmes questions et ils s’en allèrent en disant :

» – Il est mort comme il a vécu ; ce n’est pas à nous de l’enterrer.

» Je restai seul avec le mort. Mon découragement allait au point que j’en avais perdu la faculté d’agir et même de penser. Je me jetai dans le fauteuil où j’avais vu mon père et je retombai dans mon immobilité.

» La nuit vint ; le ciel se chargea de nuages : un tourbillon soudain ouvrit ma fenêtre ; un éclair bleuâtre sembla parcourir ma chambre et la laissa ensuite plus sombre qu’elle n’était auparavant. Au milieu de cette obscurité, je crus distinguer quelques formes fantastiques ; ensuite il me sembla entendre mon père pousser un long gémissement, que les échos lointains répétèrent à travers l’espace de la nuit. Je voulus me lever, mais j’étais retenu à ma place et dans l’impossibilité de faire aucun mouvement. Un froid glacial pénétra mes membres ; j’eus le frisson de la fièvre ; mes visions devinrent des rêves, et le sommeil s’empara de mes sens.

» Je me réveillai en sursaut : je vis six grands cierges jaunes allumés près du corps de mon père et un homme assis vis-à-vis de moi, qui semblait guetter l’instant de mon réveil. Sa figure était majestueuse et imposante ; il était grand de taille ; ses cheveux noirs, un peu crépus, tombaient sur son front ; son regard était vif et pénétrant, mais en même temps doux et séducteur : du reste, il portait la fraise et le manteau gris, à peu près comme les gentilshommes s’habillent à la campagne.

» Lorsque l’inconnu vit que j’étais réveillé, il me sourit d’un air affable et me dit :

» – Mon fils ( je vous appelle ainsi, parce que je vous considère comme si vous m’apparteniez déjà), vous êtes abandonné de Dieu et des hommes, et la terre s’est fermée devant les restes de ce sage qui vous donna le jour ; mais nous ne vous abandonnerons pas.

» – Monsieur, lui répondis-je, vous disiez, je crois, que j’étais abandonné de Dieu et des hommes. Quant aux hommes, cela est vrai, mais je ne pense pas que Dieu puisse jamais abandonner une de ses créatures.

» – Votre observation, dit l’inconnu, est juste, à certains égards ; ce que je vous expliquerai quelque autre fois. Cependant, pour vous convaincre de l’intérêt que nous prenons à vous, je vous offre cette bourse ; vous y trouverez mille pistoles : un jeune homme doit avoir des passions et les moyens de les satisfaire, n’épargnez pas cet or et comptez toujours sur nous.

» Ensuite l’inconnu frappa dans ses mains. Six hommes masqués parurent et enlevèrent le corps de Hervas ; les cierges s’éteignirent et l’obscurité fut profonde. Je n’y restai pas longtemps : je pris à tâtons le chemin de la porte ; je gagnai la rue et, lorsque je vis le ciel étoile, il me sembla que je respirais plus librement. Les mille pistoles que je sentais dans ma poche contribuaient aussi à élever mon courage. Je traversai Madrid ; j’arrivai au bout du Prado, à l’endroit où l’on a placé, depuis, une statue colossale de Cybèle ; là je me couchai sur un banc et ne tardai pas à m’endormir.

» Le soleil était déjà assez haut lorsque je m’éveillai, et ce qui m’éveilla fut, je crois, un léger coup de mouchoir que je reçus dans le visage ; car, en m’éveillant, je vis une jeune fille qui, se servant de son mouchoir comme d’un chasse-mouches, écartait celles qui eussent pu troubler mon sommeil. Mais ce qui me parut le plus singulier, c’est que ma tête reposait très mollement sur les genoux d’une autre jeune fille, dont je sentais la douce haleine se jouer dans mes cheveux. Je n’avais fait en m’éveillant presque aucun mouvement ; j’étais libre de prolonger cette situation en feignant de dormir encore. Je refermai donc les yeux et, bientôt après, j’entendis une voix un peu grondeuse, mais sans aigreur, qui, s’adressant à mes berceuses, leur dit :

» – Célia, Zorilla, que faites-vous ici ? Je vous croyais à l’église, et voilà que je vous trouve dans une belle dévotion.

» – Mais, maman, répondit la jeune fille qui me servait d’oreiller, ne m’avez-vous pas dit que les œuvres avaient leur mérite, aussi bien que la prière ? Et n’est-ce pas là une œuvre de charité que de prolonger le sommeil de ce pauvre jeune homme qui doit avoir passé une bien mauvaise nuit ?

» – Assurément, répliqua la voix plus riante que grondeuse, assurément cela est très méritoire, et voilà une idée qui prouve sinon votre dévotion, au moins votre innocence ; mais à présent, ma charitable Zorilla, posez-moi bien doucement la tête de ce jeune homme et rentrons.

» – Ah ! ma bonne maman, reprit la jeune fille, voyez comme il dort doucement ; au lieu de l’éveiller, vous devriez bien, maman, défaire sa fraise qui l’étouffé.

» – Oui-da, dit la maman, vous me donnez là une belle commission ; mais voyons un peu : en vérité, il a l’air bien doux.

» En même temps, la main de la maman passa doucement sous mon menton et défit ma fraise.

» – Il est encore mieux comme cela, dit Célia, qui n’avait pas encore parlé, et il respire plus librement : je vois qu’il y a de la douceur à faire de bonnes actions.

» – Cette réflexion, dit la mère, montre beaucoup de jugement ; mais il ne faut pas pousser la charité trop loin.

Allons, Zorilla, posez doucement cette jeune tête sur ce banc et retirons-nous.

» Zorilla passa doucement ses deux mains sous ma tête et retira ses genoux. Je crus alors qu’il était inutile de faire plus longtemps l’endormi : je me mis sur mon séant et j’ouvris les yeux : la mère poussa un cri ; les filles voulurent fuir ; je les retins.

» – Célia ! Zorilla ! leur dis-je, vous êtes aussi belles qu’innocentes, et vous, qui n’avez l’air de leur mère que parce que vos charmes sont plus formés, permettez qu’avant de vous quitter je puisse donner quelques instants à l’admiration que vous m’inspirez toutes les trois.

» Tout ce que je leur disais était la vérité : Célia et Zorilla eussent été des beautés parfaites, sans leur extrême jeunesse, qui ne leur avait pas donné le temps de se développer, et leur mère, qui n’était pas âgée de trente ans, n’en paraissait pas avoir vingt-cinq.

» – Seigneur cavalier, me dit celle-ci, si vous avez seulement feint de dormir, vous avez dû vous convaincre de l’innocence de mes filles et prendre une bonne opinion de leur mère. Je ne crains donc point de perdre dans votre esprit en vous priant de m’accompagner chez moi.