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Une connaissance commencée aussi singulièrement semble faite pour devenir plus intime.

» Je les suivis. Nous arrivâmes à leur maison, qui donnait sur le Prado. Les filles allèrent présider au chocolat.

La mère, m’ayant fait asseoir auprès d’elle, me dit :

» – Vous voyez une maison un peu plus étoffée qu’il ne convient à notre situation présente. Je l’avais prise en des temps plus heureux. Aujourd’hui, je voudrais bien sous-louer le bel étage, mais je n’ose le faire ; les circonstances où je me trouve exigent une sévère réclusion.

» – Madame, lui répondis-je, j’ai aussi des raisons de vivre très retiré et, si cela vous arrangeait, je m’accommoderais volontiers du quarto principal (ou bel appartement).

» En disant ces mots, je tirai ma bourse, et la vue de l’or écarta toutes les objections que la dame eût pu me faire. Je payai d’avance trois mois de loyer et autant de pension. Il fut convenu qu’on me porterait à dîner dans ma chambre, et que je serais servi par un valet affidé, qui devait aussi faire mes commissions au-dehors.

Zorilla et Célia, ayant reparu avec le chocolat, furent informées des conditions du marché, et leur regard parut prendre possession de ma personne ; mais les yeux de leur mère semblaient vouloir la leur disputer. Ce petit combat de coquetterie ne m’échappa point ; j’en remis l’issue à la destinée et je songeai à m’arranger dans ma nouvelle habitation. Elle ne tarda pas à se trouver garnie de tout ce qui pouvait contribuer à me la rendre agréable et commode. Tantôt, c’était Zorilla qui m’apportait une écritoire, ou bien Célia venait garnir ma table d’une lampe ou de quelques livres. Rien n’était oublié. Les deux belles venaient séparément et, lorsqu’elles se rencontraient chez moi, c’étaient des rires qui ne finissaient pas. La mère avait son tour : elle s’occupa surtout de mon lit, y fit mettre des draps de toile de Hollande, une belle couverture de soie et une pile de coussins. Ces arrangements m’occupèrent la matinée.

Midi vint : on mit le couvert dans ma chambre ; j’en fus charmé : j’aimais voir trois personnes charmantes chercher à me plaire et solliciter quelque part à ma bienveillance. Mais il y a temps pour tout ; j’étais bien aise de me livrer à mon appétit sans trouble et sans distraction.

» Je dînai donc. Ensuite je pris ma cape et mon épée et j’allai me promener en ville. Jamais je n’y avais eu autant de plaisir ; j’étais indépendant, j’avais les poches pleines d’or, j’étais plein de santé, de vigueur et, grâce aux caresses des trois dames, rempli d’une haute opinion de moi-même, car il est ordinaire aux jeunes gens de s’estimer ce que le beau sexe les apprécie.

» J’entrai chez un joaillier et j’achetai quelques bijoux. Ensuite je fus au théâtre et je finis par revenir chez moi. Je trouvai les trois dames assises à la porte de leur maison. Zorilla chantait en s’accompagnant de la guitare, les deux autres faisaient de la résilie ou filet.

» – Seigneur cavalier, me dit la mère, vous vous êtes logé chez nous et vous nous témoignez beaucoup de confiance, sans savoir seulement qui nous sommes.

Il serait cependant convenable de vous en informer.

Vous saurez donc, Seigneur cavalier, que je m’appelle Iñez Santarez, veuve de Don Juan Santarez, corrégidor de La Havane. Il m’avait prise sans bien, il m’a laissée de même, avec les deux filles que vous voyez. J’étais même très embarrassée de mon veuvage et de ma pauvreté, lorsque je reçus très inopinément une lettre de mon père. Vous me permettrez de taire son nom. Hélas !

il avait aussi, toute sa vie, lutté contre l’infortune ; mais enfin, ainsi que me l’apprenait sa lettre, il se trouvait dans un poste brillant, étant trésorier de la guerre.

Sa lettre contenait une remise de deux mille pistoles et l’ordre de venir à Madrid. J’y vins, en effet, mais ce fut pour apprendre que mon père était accusé de concussion, même de haute trahison, et détenu au château de Ségovie. Cependant, cette maison avait été louée pour nous. Je m’y suis donc logée et j’y vis dans une grande retraite, ne recevant absolument personne, à l’exception d’un jeune homme, employé dans les bureaux de la guerre : il vient me rapporter ce qu’il peut apprendre touchant le procès de mon père. Lui excepté, personne ne sait nos relations avec l’infortuné détenu.

» En achevant ces mots, Mme Santarez versa quelques larmes.

» – Ne pleure pas, maman, lui dit Célia, il y a un terme à tout, et sans doute il doit y en avoir aux peines.

Voilà déjà un jeune cavalier qui a une physionomie très heureuse, et sa rencontre me paraît d’un augure favorable.

» – En vérité, dit Zorilla, depuis qu’il est ici, notre solitude me semble n’avoir plus rien de triste.

» Mme Santarez me jeta un regard où je démêlai de la tristesse et de la tendresse. Les filles me regardèrent aussi, puis baissèrent les yeux, rougirent, se troublèrent et furent rêveuses : j’étais donc aimé de trois personnes charmantes ; cet état me semblait délicieux.

» Sur ces entrefaites, un jeune homme grand et bien fait s’approcha de nous, il prit Mme Santarez par la main, la conduisit à quelques pas de nous et eut avec elle un long entretien ; ensuite elle me l’amena et me dit :

» – Seigneur cavalier, voici Don Cristophe Sparadoz, dont je vous ai parlé, et qui est le seul homme que nous voyions à Madrid. Je voudrais aussi lui procurer l’avantage de votre connaissance ; mais, quoique nous habitions la même maison, je ne sais à qui j’ai l’honneur de parler.

» – Madame, lui dis-je, je suis noble et asturien ; mon nom est Leganez.

» Je crus devoir lui taire le nom de Hervas, qui pouvait être connu.

» Le jeune Sparadoz me toisa d’un air arrogant et sembla même vouloir me refuser le salut. Nous entrâmes dans la maison, et Mme Santarez fit servir une collation de fruits et de pâtes légères. J’étais encore le centre principal de toutes les attentions des trois belles, mais je m’aperçus pourtant bien des regards et des mines qui s’adressaient au nouveau venu. J’en fus blessé et, voulant tout ramener à moi, je fus aimable et brillant autant que possible.

» Au milieu de mon triomphe, Don Cristophe croisa son pied droit sur son genou gauche et, regardant la semelle de son soulier, il dit :

» – En vérité, depuis la mort du cordonnier Maragnon, il n’est plus possible d’avoir à Madrid un soulier bien fait.

» Ensuite il me regarda d’un air goguenard et méprisant.

» Le cordonnier Maragnon était précisément mon grand-père maternel, qui m’avait élevé, et je lui avais les plus grandes obligations ; mais il déparait fort mon arbre généalogique, du moins cela me parut ainsi. Il me sembla que je perdrais beaucoup dans l’esprit des trois dames si elles venaient à savoir que j’avais eu un grand-père cordonnier. Toute ma gaieté disparut ; je jetai à Don Cristophe des regards tantôt courroucés, tantôt fiers et méprisants. Je me proposai de lui défendre de mettre le pied dans la maison. Il s’en alla ; je le suivis dans l’intention de le lui signifier ; je l’atteignis au bout de la rue et lui fis le compliment désobligeant que j’avais préparé. Je crus qu’il allait se fâcher. Il affecta au contraire un air gracieux, me prit sous le menton comme pour me caresser, mais tout à coup il me souleva de manière à me faire quitter la terre ; ensuite il me donna un coup de pied, de ceux qu’on appelle crocs-en-jambe, et me fit tomber le nez dans le ruisseau. Étourdi du coup, je me relevai couvert de boue ; et, plein de rage, je regagnai le logis. Les dames étaient couchées. Je me mis au lit, mais je ne pus dormir : deux passions, l’amour et la haine, me tenaient éveillé ; celle-ci était toute concentrée sur Don Cristophe. Il n’en était pas de même de l’amour, mon cœur en était rempli, mais il n’était point fixé. Célia, Zorilla et leur mère m’occupaient tour à tour ; leurs images flatteuses se confondant dans mes rêves m’obsédèrent le reste de la nuit.