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» Rentré chez moi, je me couchai et m’endormis ; mais j’eus des songes pénibles. J’avais mis le poignard sous mon chevet ; il me parut qu’il sortait de sa place et m’entrait dans le cœur. Je voyais aussi Don Cristophe qui m’enlevait les trois dames de la maison.

» Mon humeur, le matin, était sombre ; la présence des jeunes filles ne me calma point. Les efforts qu’elles firent pour m’égayer produisirent un effet différent, et mes caresses eurent moins d’innocence. Quand j’étais seul, j’avais mon poignard à la main et j’en menaçais Don Cristophe, que je croyais voir devant moi.

» Ce redoutable personnage parut encore dans la soirée et ne fit pas à ma personne la plus légère attention ; mais il fut pressant avec les femmes. Il les lutina les unes après les autres, les fâcha et puis les fit rire. Sa balourdise finit par plaire plus que ma gentillesse.

» J’avais fait apporter un souper plus élégant que copieux. Don Cristophe le mangea presque à lui seul ; ensuite il reprit sa cape pour s’en aller. Avant de partir, il se tourna brusquement de mon côté et me dit :

» – Mon gentilhomme, qu’est-ce que ce poignard que je vois à votre ceinture ? Vous feriez mieux d’y mettre une alène de cordonnier.

» Là-dessus, il partit d’un grand éclat de rire et nous quitta. Je le suivis et, l’atteignant au détour d’une rue, je passai à sa gauche et lui donnai un coup de poignard de toute la force de mon bras. Mais je me sentis repoussé avec autant de force que j’en avais mis à frapper ; et Don Cristophe, se retournant avec beaucoup de sang-froid, me dit :

» – Faquin, ne sais-tu pas que je porte une cuirasse ?

» Ensuite, il me prit par le chignon et me jeta dans le ruisseau. Mais, pour cette fois, je fus charmé d’y être et qu’on m’eût épargné un assassinat. Je me relevai avec une sorte de contentement. Ce sentiment m’accompagna jusqu’à mon lit, et ma nuit fut plus tranquille que la précédente.

» Le matin, les dames me trouvèrent plus calme que je n’avais été la veille et m’en firent compliment ; mais je n’osai passer la soirée avec elles ; je craignais l’homme que j’avais voulu assassiner et je pensais que je n’oserais le regarder en face. Je passai la soirée à me promener dans les rues, enrageant de bon cœur lorsque je songeais au loup qui s’était introduit dans mon bercail.

» À minuit, j’allai au pont : je frappai dans mes mains ; les chevaux noirs parurent ; je montai sur celui qui m’était destiné et suivis mon guide jusqu’à la maison de Don Belial. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes ; mon protecteur vint à ma rencontre et me conduisit à la brasière où nous avions été la veille.

» – Eh bien ! me dit-il d’un ton un peu moqueur, eh bien ! mon cavalier, l’assassinat n’a pas réussi : c’est égal, on vous tiendra compte de l’intention ; au surplus, nous avons songé à vous débarrasser d’un rival aussi fâcheux. On a dénoncé les indiscrétions dont il se rendait coupable, et il est aujourd’hui dans la même prison que le père de Mme Santarez. Il ne tiendra donc qu’à vous de mettre votre bonne fortune à profit, un peu mieux que vous ne l’avez fait jusqu’à présent. Agréez le cadeau de cette bonbonnière, elle contient des pastilles d’une composition excellente ; offrez-les à vos dames et mangez-en vous-même.

» Je pris la bonbonnière, qui répandait un parfum agréable, et puis je dis à Don Belial :

» – Je ne sais pas trop ce que vous appelez mettre ma bonne fortune à profit. Je serais un monstre si je pouvais abuser de la confiance d’une mère et de l’innocence de ses filles ; je ne suis point aussi pervers que vous paraissez le supposer.

» – Je ne vous suppose, dit Don Belial, ni plus ni moins méchant que ne le sont tous les enfants d’Adam.

Ils ont des scrupules avant de commettre le crime, et des remords après ; par là, ils se flattent de tenir encore un peu à la vertu ; mais ils pourraient s’épargner ces sentiments fâcheux s’ils voulaient examiner ce que c’est que la vertu, qualité idéale dont ils admettent l’existence sans examen ; et cela même doit la ranger au nombre des préjugés qui sont des opinions admises sans jugement préalable.

» – Seigneur Don Belial, répondis-je à mon protecteur, mon père avait mis entre mes mains son soixante-sixième volume, qui traitait de la morale.

Le préjugé, selon lui, n’était pas une opinion admise sans jugement préalable, mais une opinion déjà jugée avant que nous fussions au monde et transmise comme par héritage. Ces habitudes de l’enfance jettent dans notre âme cette première semence, l’exemple la développe, la connaissance des lois la fortifie ; en nous y conformant, nous sommes des honnêtes gens ; en faisant plus que les lois n’ordonnent, nous sommes des hommes vertueux.

» – Cette définition, dit Don Belial, n’est pas mauvaise et fait honneur à votre père ; il écrivait bien et pensait encore mieux, peut-être ferez-vous comme lui.

Mais revenons à votre définition. Je conviens avec vous que les préjugés sont des opinions déjà jugées ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas les juger encore, lorsque le jugement est formé. Un esprit curieux d’approfondir les choses soumettra les préjugés à l’examen et il examinera même si les lois sont également obligatoires pour tout le monde. En effet, vous observerez que l’ordre légal semble avoir été imaginé pour le seul avantage de ces caractères froids et paresseux qui attendent leurs plaisirs de l’hymen, et leur bien-être de l’économie et du travail. Mais les beaux génies, les caractères ardents, avides d’or et de jouissances, qui voudraient dévorer leurs années, qu’est-ce que l’ordre social a fait pour eux ? Ils passeraient leur vie dans les cachots et la termineraient dans les supplices.

Heureusement, les institutions humaines ne sont pas réellement ce qu’elles paraissent. Les lois sont des barrières : elles suffisent pour détourner les passants ; mais ceux qui ont bien envie de les franchir passent par-dessus ou par-dessous. Ce sujet me mènerait trop loin ; il se fait tard. Adieu, mon cavalier ; faites usage de ma bonbonnière et comptez toujours sur ma protection.

» Je pris congé du seigneur Don Belial et retournai chez moi. On m’ouvrit la porte ; je gagnai mon lit et tâchai de m’endormir. La bonbonnière était sur une table de nuit ; elle répandait un parfum délicieux. Je ne pus résister à la tentation : je mangeai deux pastilles, je m’endormis et j’eus une nuit très agitée.

» Mes jeunes amies vinrent à l’heure accoutumée.

Elles me trouvèrent dans le regard quelque chose d’extraordinaire : véritablement, je les voyais avec d’autres yeux ; tous leurs mouvements me semblaient des agaceries faites à dessein de me plaire ; je prêtais le même sens à leurs discours les plus indifférents ; tout en elles attirait mon attention et me faisait imaginer des choses auxquelles je n’avais pas songé auparavant.

» Zorilla trouva ma bonbonnière ; elle mangea deux pastilles, et en offrit à sa sœur. Bientôt, ce que j’avais cru voir acquit quelque réalité : les deux sœurs furent dominées par un sentiment intérieur et s’y livraient sans le connaître ; elles-mêmes en furent effrayées et me quittèrent avec un reste de timidité qui avait quelque chose de farouche.

» Leur mère entra : depuis que je l’avais sauvée de ses créanciers, elle avait pris avec moi des manières affectueuses ; ses caresses me calmèrent quelques instants : mais, bientôt, je la vis des mêmes yeux que je voyais ses filles. Elle s’aperçut de ce qui se passait en moi et en éprouva de la confusion. Ses regards, en évitant les miens, tombèrent sur la bonbonnière fatale ; elle y prit quelques pastilles et s’en alla. Bientôt elle revint, me caressa encore, m’appela son fils et me serra dans ses bras. Elle me quitta avec un sentiment de peine et de grands efforts sur elle-même. Le trouble de mes sens alla jusqu’à l’emportement : je sentais le feu circuler dans mes veines, je voyais à peine les objets environnants, un nuage couvrait ma vue.