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» Je pris le chemin de la terrasse : la porte des jeunes filles était entrouverte, je ne pus me défendre d’entrer : le désordre de leurs sens était plus excessif que le mien ; il m’effraya. Je voulus m’arracher de leurs bras, je n’en eus pas la force. Leur mère entra ; le reproche expira sur sa bouche : bientôt elle perdit le droit de nous en faire30.

» Ma bonbonnière était vide ; mes pastilles épuisées : mais nos regard et nos soupirs semblaient encore vouloir ranimer nos flammes éteintes. Nos pensées se nourrissaient de souvenirs criminels et nos langueurs avaient leurs coupables délices.

» C’est le propre du crime d’étouffer les sentiments de la nature. Mme Santarez, livrée à des désirs effrénés, oubliait que son père languissait dans un cachot et que, peut-être, son arrêt de mort était prononcé. Si elle n’y pensait guère, moi j’y pensais encore moins.

» Mais, un soir, je vis entrer chez moi un homme soigneusement enveloppé dans son manteau, ce qui me causa quelque frayeur, et je ne fus pas trop rassuré lorsque je vis que, pour mieux se déguiser, il avait même pris un masque. Le mystérieux personnage me fit signe de m’asseoir, s’assit lui-même, et me dit :

» – Seigneur Hervas, vous me paraissez lié avec Mme Santarez ; je veux m’ouvrir à vous sur ce qui la concerne : l’affaire étant sérieuse, il me serait pénible d’en traiter avec une femme. Mme Santarez avait donné sa confiance à un étourdi, nommé Cristophe Sparadoz.

Il est aujourd’hui dans la même prison où se trouve le sieur Goranez, père de ladite dame. Ce fou-là croyait avoir le secret de certains hommes puissants ; mais, ce secret, c’est moi qui en suis le dépositaire et le voici en peu de mots. D’aujourd’hui en huit jours, une demi-heure après le soleil couché, je passerai devant cette porte et je dirai trois fois le nom du détenu, Goranez, Goranez, Goranez. À la troisième fois, vous me remettrez un sac de trois mille pistoles. M. Goranez n’est plus à Ségovie, mais dans une prison de Madrid.

Son sort sera décidé avant le milieu de la même nuit.

Voilà ce que j’avais à dire ; ma commission est finie.

» En même temps, l’homme masqué se leva et partit.

» Je savais ou je croyais savoir que Mme Santarez n’avait aucun moyen pécuniaire. Je me proposai donc d’avoir recours à Don Belial. Je me contentai de dire à ma charmante hôtesse que Don Cristophe ne venait plus chez elle parce qu’il était devenu suspect à ses supérieurs ; mais que j’avais moi-même des intelligences avec les bureaux, et que j’avais tout lieu d’espérer un entier succès. L’espoir de sauver son père remplit Mme Santarez de la joie la plus vive. Elle ajouta la reconnaissance à tous les sentiments que je lui inspirais déjà. L’abandon de sa personne lui parut moins criminel. Un bienfait aussi grand paraissait devoir l’absoudre. Des délices nouvelles occupèrent encore tous nos moments. Je m’en arrachai une nuit pour aller voir Don Belial.

» – Je vous attendais, me dit-il, je savais bien que vos scrupules ne dureraient guère et vos remords encore moins. Tous les fils d’Adam sont faits de la même pâte ; mais je ne m’attendais pas que vous seriez si tôt las de plaisirs, tels que ne les ont jamais goûtés les rois de ce petit globe, qui n’avaient pas ma bonbonnière.

» – Hélas ! seigneur Belial, lui répondis-je, une partie de ce que vous dites n’est que trop véritable ; mais il ne l’est point que mon état me lasse : je crains, au contraire, que, s’il venait à finir, la vie n’eût plus de charmes pour moi.

» – Cependant, vous êtes venu me demander trois mille pistoles pour sauver le sieur Goranez, et, dès que celui-ci sera justifié, il prendra chez lui sa fille et ses petites-filles : il a déjà disposé de leur main en faveur de deux commis de son bureau. Vous verrez dans les bras de ces heureux époux deux objets charmants qui vous avaient sacrifié leur innocence et qui, pour prix d’une telle offrande, ne demandaient qu’une part aux plaisirs dont vous étiez le centre. Plutôt inspirées par l’émulation que par la jalousie, chacune d’elles était heureuse du bonheur qu’elle vous avait donné et jouissait sans envie de celui que vous deviez à l’autre. Leur mère, plus savante et non moins passionnée, pouvait, grâce à ma bonbonnière, voir sans humeur le bonheur de ses filles. Après de tels moments, que ferez-vous le reste de votre vie ? Irez-vous rechercher les légitimes plaisirs de l’hymen ou soupirer le sentiment près d’une coquette, qui ne pourra même vous promettre l’ombre des voluptés qu’aucun mortel avant vous n’avait connues.

» Ensuite, Don Belial, changeant de ton, me dit :

» – Mais non, j’ai tort ; le père de Mme Santarez est réellement innocent, et il est en votre pouvoir de le sauver ; le plaisir de faire une bonne action doit l’emporter sur tous les autres.

» – Monsieur, vous parlez bien froidement des bonnes actions et bien chaudement des plaisirs qui, après tout, sont ceux du péché. On dirait que vous voulez mon éternelle perdition. Je suis tenté de croire que vous êtes…

» Don Belial ne me laissa point achever.

» – Je suis, me dit-il, l’un des principaux membres d’une association puissante dont le but est de rendre les hommes heureux, en les guérissant de vains préjugés qu’ils sucent avec le lait de leur nourrice et qui les gênent ensuite dans tous leurs désirs. Nous avons publié de très bons livres où nous prouvons admirablement que l’amour de soi est le principe de toutes les actions humaines, et que la douce pitié, la piété filiale, l’amour brûlant et tendre, la clémence dans les rois sont autant de raffinements de l’égoïsme. Or, si l’amour de soi-même est le mobile de toutes nos actions, l’accomplissement de nos propres désirs en doit être le but naturel. Les législateurs l’ont bien senti. Ils ont écrit les lois de manière qu’elles pussent être éludées, et les intéressés n’y manquent guère.

» – Eh quoi ! lui dis-je, seigneur Belial, ne regardez-vous pas le juste et l’injuste comme des qualités réelles ?

» – Ce sont des qualités relatives. Je vous le ferai comprendre avec le secours d’un apologue.

» Des insectes très petits rampaient sur le sommet de hautes herbes. L’un d’eux, dit aux autres : « Voyez ce tigre couché près de nous ; c’est le plus doux des animaux, jamais il ne nous fait de mal. Le mouton, au contraire, est un animal féroce ; s’il en venait un, il nous dévorerait avec l’herbe qui nous sert d’asile : mais le tigre est juste, il nous vengerait. »

» Vous pouvez en conclure, seigneur Hervas, que toutes les idées du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sont relatives et nullement absolues ou générales.

Je conviens avec vous qu’il y a une sorte de satisfaction niaise, attachée à ce qu’on appelle les bonnes actions.

Vous en trouverez sûrement à sauver le bon M. Goranez, qui est accusé injustement. Vous ne devez pas hésiter à le faire si vous êtes las de vivre avec sa famille.

Faites vos réflexions, vous en avez le temps. L’argent doit être remis samedi, une demi-heure après le coucher du soleil. Soyez ici dans la nuit du vendredi au samedi, les trois mille pistoles seront prêtes à minuit précis.

Adieu, agréez encore cette bonbonnière.

» Je retournai chez moi et, chemin faisant, je mangeai quelques pastilles. Mme Santarez et ses filles m’attendaient et ne s’étaient pas couchées. Je voulus parler du prisonnier : on ne m’en donna pas le temps…