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Mais, pourquoi révélerais-je tant de forfaits honteux ?

Il vous suffira de savoir qu’abandonnés à des désirs sans frein il n’était plus en notre pouvoir de mesurer le temps et de compter les jours ; le prisonnier fut entièrement oublié.

» La journée du samedi allait finir : le soleil, couché derrière des nuages, me parut jeter dans le ciel des reflets couleur de sang. Des éclairs soudains me faisaient tressaillir : je cherchais à me rappeler ma dernière conversation avec Don Belial. Tout à coup, j’entends une voix creuse et sépulcrale répéter trois fois : Goranez, Goranez, Goranez.

» – Juste ciel ! s’écria Mme Santarez, est-ce un esprit du ciel ou de l’enfer ; il m’avertit que mon père n’est plus.

» J’avais perdu connaissance ; lorsque je l’eus retrouvée, je pris le chemin de Mançanarez, pour faire une dernière tentative auprès de Don Belial. Des alguazils m’arrêtèrent et me conduisirent dans un quartier que je ne connaissais pas du tout, et dans une maison que je ne connaissais pas davantage, mais que je reconnus bientôt pour une prison. On me mit des fers et l’on me fit entrer dans un obscur caveau.

» J’entendis près de moi un bruit de chaînes.

» – Es-tu le jeune Hervas ? me demanda le compagnon de mon infortune.

» – Oui, lui dis-je, je suis Hervas, et je reconnais au son de ta voix que tu es Cristophe Sparadoz. As-tu des nouvelles de Goranez ? Etait-il innocent ?

» – Il était innocent, dit Don Cristophe ; mais son accusateur avait ourdi sa trame avec un art qui mettait dans ses mains sa perte ou son salut. Il lui demandait trois mille pistoles : Goranez n’a pu se les procurer et vient de s’étrangler en prison. On m’a donné aussi le droit de m’étrangler ou de passer le reste de mes jours au château de Laroche, sur la côte d’Afrique.

J’ai choisi le dernier parti et je me propose de m’échapper dès que je pourrai et de me faire mahométan.

Quant à toi, mon ami, tu vas avoir la question extraordinaire pour te faire avouer des choses dont tu n’as aucune idée : mais ta liaison avec Mme Santarez fait supposer que tu es instruit et complice de son père.

» Qu’on se représente un homme dont le corps et l’âme étaient également amollis dans la volupté ; et cet homme menacé des horreurs d’un supplice cruellement prolongé.

Je crus déjà ressentir les douleurs de la torture, mes cheveux se dressèrent sur ma tête ; le frisson de la terreur pénétra mes membres ; ils n’obéirent plus à ma volonté, mais aux mouvements soudains d’impulsions convulsives.

» Un geôlier entra dans la prison et vint chercher Sparadoz. Celui-ci, en s’en allant, me jeta un poignard ; je n’eus pas la force de le saisir, encore moins aurais-je eu celle de me poignarder. Mon désespoir était de telle nature que la mort elle-même ne pouvait me rassurer.

» – Ô Belial, m’écriai-je, Belial, je sais bien qui tu es, et pourtant je t’invoque !

» – Me voici, s’écria l’esprit immonde ; prends ce poignard ; fais couler ton sang et signe le papier que je te présente.

» – Ah ! mon bon ange, m’écriai-je alors, m’avez-vous tout à fait abandonné ?

» – Tu l’invoques trop tard, s’écria Satan, grinçant les dents et vomissant la flamme.

» En même temps, il imprima sa griffe sur mon front.

J’y sentis une douleur cuisante et je m’évanouis, ou plutôt je tombai en extase. Une lumière soudaine éclaira la prison ; un chérubin, aux ailes brillantes, me présenta un miroir et me dit :

» – Vois sur ton front le Thau renversé ; c’est le signe de réprobation ; tu le verras à d’autres pécheurs, tu en ramèneras douze dans la voie du salut et tu y rentreras toi-même : prends cet habit de pèlerin et suis-moi.

» Je me réveillai, ou je crus me réveiller : et réellement je n’étais plus dans la prison, mais sur le grand chemin qui va en Galice ; j’étais vêtu en pèlerin.

» Bientôt après, une troupe de pèlerins vint à passer.

Ils allaient à Saint-Jacques-de-Compostelle : je me joignis à eux, et je fis le tour de tous les lieux saints de l’Espagne. Je voulais passer en Italie et visiter Lorette.

J’étais dans les Asturies, je pris ma route par Madrid.

Arrivé dans cette ville, j’allai au Prado et je cherchai la maison de Mme Santarez. Je ne pus la retrouver, bien que je reconnusse toutes celles du voisinage. Ces fascinations me prouvèrent que j’étais encore sous la puissance de Satan. Je n’osai pousser plus loin mes recherches.

» Je visitai quelques églises, puis j’allai au Buen-Retiro. Ce jardin était absolument désert. Je n’y vis qu’un seul homme, assis sur un banc. La grande croix de Malte, brodée sur son manteau, me prouva qu’il était un des principaux membres de l’ordre. Il paraissait rêveur, et même comme immobile, à force d’être plongé dans sa rêverie.

» En l’approchant de plus près, il me parut voir sous ses pieds un abîme dans lequel sa figure se peignait renversée comme dans l’eau ; mais, ici, l’abîme paraissait rempli de feu.

» Lorsque j’approchai davantage, l’illusion n’eut plus lieu ; mais, en observant cet homme, je vis qu’il avait au front le Thau renversé, ce signe de réprobation que le chérubin m’avait fait voir dans le miroir, sur mon propre front.

» Il me fut aisé de comprendre que je voyais un des douze pécheurs qui devaient être par moi ramenés dans la voie du salut. Je cherchai à gagner la confiance de celui-ci : je l’obtins, lorsqu’il fut convaincu que mon motif n’était point une vaine curiosité. Il était nécessaire qu’il me fît son histoire. Je la lui demandai, et il la commença en ces termes :

II

HISTOIRE DU COMMANDEUR DE TORALVA

— Je suis entré dans l’ordre de Malte avant d’être sorti de l’enfance, ayant été reçu, comme l’on dit, « de pagerie ». Les protections que j’avais en cour m’obtinrent de tenir galère à vingt-cinq ans ; et le grand maître étant l’année suivante entré en « donnaison » me conféra la meilleure commanderie de la langue d’Aragon. Je pouvais donc, et je puis encore, prétendre aux premières dignités de l’ordre. Mais comme on n’y parvient que dans un âge avancé, et qu’en attendant je n’avais absolument rien à faire, je suivis l’exemple de nos premiers baillis, qui, peut-être, eussent dû m’en donner un meilleur. En un mot, je m’occupais à faire l’amour, ce que je regardais alors comme un péché des plus véniels ; et plût au ciel que je n’en eusse point commis de plus grave ! Celui que j’ai à me reprocher est un emportement coupable, qui m’a fait braver ce que notre religion a de plus sacré ; je n’y pense qu’avec effroi ; mais n’anticipons point.

» Vous saurez donc que nous avons à Malte quelques familles nobles de l’île qui n’entrent point dans l’ordre et n’ont aucune relation avec les chevaliers, de quelque rang que ce soit, ne reconnaissant que le grand maître, qui est leur souverain, et le chapitre, qui est son conseil.

» Après cette classe, il en vient une mitoyenne, qui exerce les emplois et recherche la protection des chevaliers. Les dames de cette classe se donnent à elles-mêmes et sont désignées par le titre d’ « honorate », qui, en italien, veut dire honorées. Et sûrement elles le méritent par la décence qu’elles mettent dans leur conduite, et, s’il faut tout vous dire, par le mystère qu’elles mettent dans leurs amours.

» Une longue expérience a prouvé aux dames « honorate » que le mystère était incompatible avec le caractère des chevaliers français, ou du moins qu’il était infiniment rare de leur voir réunir la discrétion à toutes les belles qualités qui les distinguent. Il en est résulté que les jeunes gens de cette nation, accoutumés en tous pays à de brillants succès près du sexe, doivent, à Malte, se borner à des prostituées.