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» Les chevaliers allemands, d’ailleurs peu nombreux, sont ceux qui plaisent le mieux aux « honorate », et je crois qu’ils le doivent à leur teint blanc et rosé. Après eux, ce sont les Espagnols, et je crois que nous le devons à notre caractère, qui passe avec raison pour être honnête et sûr.

» Les chevaliers français, mais surtout les Caravanistes, se vengent des « honorate » en les raillant de toutes manières, surtout en dévoilant leurs intrigues secrètes. Mais, comme ils font bande à part et qu’ils négligent d’apprendre l’italien, qui est la langue du pays, tout ce qu’ils disent ne fait pas grande sensation.

» Nous vivions donc en paix, ainsi que nos « honorate », lorsqu’un vaisseau de France nous amena le commandeur de Foulequère, de l’ancienne maison des sénéchaux de Poitou, issus des comtes d’Angoulême.

Il avait été autrefois à Malte, et toujours il y avait eu des affaires d’honneur. À présent, il venait solliciter le généralat des galères. Il avait plus de trente-cinq ans ; en conséquence, on s’attendait à le trouver plus rassis.

En effet, le commandeur n’était pas querelleur et tapageur comme il l’avait été ; mais il était hautain, impérieux, et même facétieux, prétendant à plus de considération que le grand maître lui-même.

» Le commandeur ouvrit sa maison : les chevaliers français s’y rendaient en foule. Nous y allions peu, et nous finîmes par n’y pas aller du tout, parce que nous y trouvions la conversation établie sur des sujets qui nous étaient désagréables, entre autres sur les « honorate », que nous aimions et respections.

» Lorsque le commandeur sortait, on le voyait entouré de jeunes Caravanistes. Souvent il les menait dans la « Rue étroite », leur montrait les endroits où il s’était battu et leur racontait toutes les circonstances de ses duels. – Il est bon de vous dire que, selon nos usages, le duel est défendu à Malte, excepté dans la « Rue étroite », qui est une ruelle où nulle fenêtre ne donne ; elle n’a de largeur qu’autant qu’il en faut pour que deux hommes puissent se mettre en garde et croiser leurs fers. Ils ne peuvent reculer. Les adversaires se mettent en large de la rue : leurs amis arrêtent les passants et empêchent qu’on ne les trouble. Cet usage a été autrefois introduit pour empêcher les assassinats : car l’homme qui croit avoir un ennemi ne passe pas par la « Rue étroite » ; et si l’assassinat était commis ailleurs, on ne pouvait plus le faire passer pour une rencontre. D’ailleurs, il y a peine de mort pour qui viendrait dans la « Rue étroite » avec un poignard. Le duel est donc non seulement toléré à Malte, mais même permis.

Cependant cette permission est pour ainsi dire tacite, et, loin d’en abuser, on en parle avec une sorte de honte, comme d’un attentat contraire à la charité chrétienne et malséant dans le chef-lieu d’un ordre monastique.

» Les promenades du commandeur dans la « Rue étroite » étaient tout à fait déplacées. Elles eurent le mauvais effet de rendre les Caravanistes français très querelleurs, et d’eux-mêmes ils y étaient assez portés.

» Ce mauvais ton alla en augmentant. Les chevaliers espagnols augmentèrent aussi de réserve ; enfin ils se rassemblèrent, chez moi et me demandèrent ce qu’il y avait à faire pour arrêter une pétulance qui devenait tout à fait intolérable. Je remerciai mes compatriotes de l’honneur qu’ils me faisaient en m’accordant leur confiance : je leur promis d’en parler au commandeur, en lui représentant la conduite des jeunes gens français comme une sorte d’abus dont lui seul pouvait arrêter les progrès, par la grande considération et le respect qu’on avait pour lui dans les trois langues de sa nation.

Je me promettais de mettre dans cette explication tous les égards dont elle était susceptible ; mais je n’espérais pas qu’elle pût finir sans un duel : cependant, comme le sujet de ce combat singulier me faisait honneur, je n’étais pas trop fâché de l’avoir. Enfin, je crois que je me laissai aller à une sorte d’antipathie que j’avais pour le commandeur.

» Nous étions alors dans la semaine sainte, et il fut convenu que mon entrevue avec le commandeur, n’aurait lieu que dans une quinzaine de jours. Je crois qu’il eut connaissance de ce qui s’était passé chez moi et qu’il voulait me prévenir en me faisant une querelle.

» Nous arrivâmes au vendredi saint : vous savez que, selon l’usage espagnol, si l’on s’intéresse à une femme, on la suit ce jour-là d’église en église, pour lui présenter l’eau bénite. On le fait un peu par jalousie, crainte qu’un autre ne la présente et ne prenne cette occasion de lier connaissance. Cet usage espagnol s’était introduit à Malte. Je suivais donc une jeune « honorate » à qui j’étais attaché depuis plusieurs années ; mais, dès la première église où elle entra, le commandeur l’aborda avant moi, se plaça entre nous, me tournant le dos, et reculant quelquefois pour me marcher sur les pieds, ce qui fut remarqué.

» Au sortir de l’église, j’abordai mon homme d’un air indifférent et comme pour lui parler de nouvelles. Je lui demandai ensuite dans quelle église il comptait aller : il me la nomma. Je m’offris de lui montrer le chemin le plus court : je le menai, sans qu’il s’en aperçût, dans la « Rue étroite ». Lorsque nous y fûmes, je tirai l’épée, bien sûr que personne ne nous troublerait en un jour comme celui-là, où tout le monde est aux églises.

» Le commandeur tira aussi son épée, mais il en baissa la pointe :

» – Eh quoi ! me dit-il, un vendredi saint !

» Je ne voulus rien entendre.

» – Écoutez, me dit-il, il y a plus de six ans que je n’ai fait mes dévotions : je suis épouvanté de l’état de ma conscience. Dans trois jours…

» Je suis d’un naturel paisible, et vous savez que les gens de ce caractère, une fois irrités, n’entendent plus raison. Je forçai le commandeur à se mettre en garde ; mais je ne sais quelle terreur se peignait dans ses traits.

Il se mit contre le mur, comme si, prévoyant qu’il serait renversé, il cherchât déjà un appui. En effet, dès le premier coup, je lui passai mon épée au travers du corps.

Il baissa sa pointe, s’appuya contre la muraille, et dit, d’une voix mourante :

» – Je vous pardonne ; puisse le Ciel vous pardonner !

Portez mon épée à Tête-Foulque, et faites dire cent messes dans la chapelle du château.

» Il expira. Je ne fis pas, dans le moment, une grande attention à ses dernières paroles, et si je les ai retenues, c’est que je les ai entendu répéter depuis. Je fis ma déclaration dans la forme usitée. Je puis dire que, devant les hommes, mon duel ne me fit aucun tort : Foulequère était détesté, et l’on trouva qu’il avait mérité son sort ; mais il me parut que, devant Dieu, mon action était très coupable, surtout à cause de l’omission des sacrements, et ma conscience me faisait de cruels reproches. Ceci dura huit jours.

» Dans la nuit du vendredi au samedi, je fus réveillé en sursaut et, regardant autour de moi, il me parut que je n’étais pas dans ma chambre, mais au milieu de la « Rue étroite » et couché sur le pavé. Je m’étonnais d’y être, lorsque je vis distinctement le commandeur, appuyé contre le mur. Le spectre eut l’air de faire un effort pour parler, et me dit :

» – Portez mon épée à Tête-Foulque et faites dire cent messes dans la chapelle du château.

» À peine eus-je entendu ces paroles que je tombai dans un sommeil léthargique. Le lendemain, je m’éveillai dans ma chambre et mon lit, mais j’avais parfaitement conservé le souvenir de ma vision.

» La nuit d’après, je fis coucher un valet dans ma chambre et je ne vis rien, non plus que les nuits suivantes.