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Mais, dans la nuit du vendredi au samedi, j’eus encore la même vision, avec la différence que je vis mon valet couché sur le pavé à quelques pas de moi. Le spectre du commandeur m’apparut et me dit les mêmes choses. La même vision se répéta ensuite tous les vendredis. Mon valet alors rêvait qu’il était couché dans la « Rue étroite » ; mais, d’ailleurs, il ne voyait ni n’entendait le commandeur.

» Je ne savais d’abord ce que c’était que Tête-Foulque où le commandeur voulait que je portasse son épée : des chevaliers poitevins m’apprirent que c’était un château situé à trois lieues de Poitiers, au milieu d’une forêt ; qu’on en racontait dans le pays bien des choses extraordinaires et qu’on y voyait aussi bien des objets curieux, tels que l’armure de Foulque-Taillefer et les armes des chevaliers qu’il avait tués ; et que c’était même un usage, dans la maison des Foulequère, d’y déposer les armes qui leur avaient servi, soit à la guerre, soit dans les combats singuliers. Tout ceci m’intéressait ; mais il fallait songer à ma conscience.

» J’allai à Rome et me confessai au grand pénitencier. Je ne lui cachai pas ma vision, dont j’étais toujours obsédé. Il ne me refusa pas l’absolution, mais il me la donna conditionnellement après ma pénitence faite.

Les cent messes au châtel de Tête-Foulque en faisaient partie ; mais le ciel accepta l’offrande, et, dès le moment de la confession, je cessai d’être obsédé par le spectre du commandeur. J’avais apporté de Malte son épée et je pris, aussitôt que je le pus, le chemin de la France.

» Arrivé à Poitiers, je trouvai qu’on y était informé de la mort du commandeur et qu’il n’y était pas plus regretté qu’à Malte. Je laissai mon équipage en ville ; je pris un habit de pèlerin et un guide ; il était convenable d’aller à pied à Tête-Foulque, et d’ailleurs le chemin n’était pas praticable pour les voitures.

» Nous trouvâmes la porte du donjon fermée ; nous sonnâmes longtemps au beffroi ; enfin le châtelain parut : il était le seul habitant de Tête-Foulque, avec un ermite qui desservait la chapelle, et que nous trouvâmes faisant sa prière. Lorsqu’il eut fini, je lui dis que j’étais venu lui demander cent messes. En même temps, je déposai mon offrande sur l’autel. Je voulus y laisser aussi l’épée du commandeur, mais le châtelain me dit qu’il fallait la mettre dans « l’armerie », ou salle des armes, avec toutes les épées des Foulquère tués en duel, et de ceux qu’ils avaient tués ; que tel était l’usage consacré. Je suivis le châtelain dans « l’armerie », où je trouvai, en effet, des épées de toutes tailles ainsi que des portraits, à commencer par le portrait de Foulque-Taillefer, comte d’Angoulême, lequel fit bâtir Tête-Foulque pour un sien fils manzier (c’est-à-dire bâtard), lequel fut sénéchal de Poitou et souche des Foulquère de Tête-Foulque.

» Les portraits du sénéchal et de sa femme étaient, aux deux côtés d’une grande cheminée, placés dans l’angle de « l’armerie ». Ils étaient d’une grande vérité.

Les autres portraits étaient également bien peints, quoique dans le style du temps. Mais aucun n’était aussi frappant que celui de Foulque-Taillefer. Il était peint en buffle, l’épée à la main et saisissant sa rondache que lui présentait un écuyer. La plupart des épées étaient attachées au bas de ce portrait, où elles formaient une sorte de faisceau.

» Je priai le châtelain de faire du feu dans cette salle et d’y porter mon souper.

» – Quant au souper, me répondit-il, je le veux bien, mais, mon cher pèlerin, je vous engage à venir coucher dans ma chambre.

» Je demandai le motif de cette précaution.

» – Je m’entends, répondit le châtelain, et je vais toujours vous faire un lit auprès du mien.

» J’acceptai sa proposition avec d’autant plus de plaisir que nous étions au vendredi, et que je craignais un retour de ma vision.

» Le châtelain alla s’occuper de mon souper, et je me mis à considérer les armes et les portraits. Ceux-ci, comme je l’ai dit, étaient peints avec beaucoup de vérité. À mesure que le jour baissait, les draperies, d’une sombre couleur, se confondirent dans l’ombre avec le fond obscur du tableau ; et le feu de la cheminée ne faisait distinguer que les visages : ce qui avait quelque chose d’effrayant, ou peut-être cela me parut ainsi, parce que l’état de ma conscience me donnait un effroi habituel.

» Le châtelain apporta mon souper, qui consistait en un plat de truites, pêchées dans un ruisseau voisin.

J’eus aussi une bouteille de vin assez bon. Je voulais que l’ermite se mît à table avec moi, mais il ne vivait que d’herbes cuites à l’eau.

» J’ai toujours été exact à lire mon bréviaire, qui est d’obligation pour les chevaliers profès, du moins en Espagne. Je le tirai donc de ma poche, ainsi que mon rosaire, et je dis au châtelain que, n’ayant point encore sommeil, je resterais à prier, jusqu’à ce que la nuit fût plus avancée, et qu’il eût seulement à me montrer ma chambre.

» – À la bonne heure, me répondit-il ; l’ermite, à minuit, viendra faire sa prière dans la chapelle attenante ; alors vous descendrez ce petit escalier, et vous ne pourrez manquer ma chambre, dont je laisserai la porte ouverte.

Ne restez pas ici après minuit.

» Le châtelain s’en alla. Je me mis à prier et, de temps en temps, à mettre quelque bûche dans le feu. Mais je n’osais trop regarder dans la salle, car les portraits me semblaient s’animer. Si j’en regardais un pendant quelques instants, il me paraissait cligner les yeux et tordre la bouche, surtout le sénéchal et sa femme, qui étaient des deux côtés de la cheminée. Je crus voir qu’ils me jetaient des regards pleins de courroux et qu’ensuite ils se regardaient l’un l’autre. Un coup de vent ajouta à mes terreurs, car non seulement il ébranla les fenêtres, mais il agita les faisceaux d’armes et leur cliquetis me faisait tressaillir. Cependant, je priais avec ferveur.

» Enfin j’entendis l’ermite psalmodier et, lorsqu’il eut fini, je descendis l’escalier pour gagner la chambre du châtelain. J’avais en main un bout de chandelle, le vent l’éteignit, je remontai pour l’allumer. Mais quel fut mon étonnement de voir le sénéchal et la sénéchale descendus de leurs cadres et assis au coin du feu. Ils causaient familièrement, et l’on pouvait entendre leurs discours.

» – Ma mie, disait le sénéchal, que vous semble d’icelui Castillan, qui a occis le commandeur sans lui octroyer confession ?

» – Me semble, répondit le spectre féminin, me semble mamour avoir en ce fait félonie et mauvaiseté.

Ainsi cuidai-je, messire Taillefer ne laissera le Castillan partir du châtel, sans le gant lui jeter.

» Je fus très effrayé et me jetai dans l’escalier ; je cherchai la porte du châtelain et ne pus la trouver à tâtons.

J’avais toujours en main ma chandelle éteinte. Je songeai à la rallumer et me rassurai un peu ; je tâchai de me persuader à moi-même que les deux figures que j’avais vues à la cheminée n’avaient existé que dans mon imagination. Je remontai l’escalier et, m’arrêtant à la porte de « l’armerie », je vis qu’effectivement les deux figures n’étaient point auprès du feu, où j’avais cru les voir. J’entrai donc hardiment, mais à peine avais-je fait quelques pas que je vis au milieu de la salle messire Taillefer en garde et me présentant la pointe de son épée. Je voulus retourner à l’escalier, mais la porte était occupée par une figure d’écuyer, qui me jeta un gantelet.

Ne sachant plus que faire, je me saisis d’une épée, que je pris dans un faisceau d’armes, et je tombai sur mon fantastique adversaire. Il me parut l’avoir pourfendu en deux ; mais aussitôt je reçus au-dessous du cœur un coup de pointe qui me brûla comme eût fait un fer rouge. Mon sang inonda la salle et je m’évanouis.