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» Je me réveillai le matin dans la chambre du châtelain. Ne me voyant pas venir, il s’était muni d’eau bénite et était venu me chercher. Il m’avait trouvé étendu sur le parquet, sans connaissance, mais sans aucune blessure. Celle que j’avais cru recevoir n’était qu’une fascination. Le châtelain ne me fit pas de question et me conseilla seulement de quitter le châtel.

» Je partis et pris le chemin de l’Espagne. Je mis huit jours jusqu’à Bayonne. J’y arrivai un vendredi et me logeai dans une auberge. Au milieu de la nuit, je m’éveillai en sursaut et je vis devant mon lit messire Taillefer, qui me menaçait de son épée. Je fis le signe de la croix, et le spectre parut se fondre en fumée. Mais je sentis le même coup d’épée que j’avais cru recevoir au châtel de Tête-Foulque. Il me parut que j’étais baigné dans mon sang. Je voulus appeler et quitter mon lit, l’un et l’autre m’étaient impossibles. Cette angoisse inexprimable dura jusqu’au premier chant du coq. Alors, je me rendormis ; mais le lendemain je fus malade et dans un état à faire pitié. J’ai eu la même vision tous les vendredis. Les actes de dévotion n’ont pu m’en délivrer.

La mélancolie me conduira au tombeau, et j’y descendrai avant d’avoir pu me délivrer de la puissance de Satan. Un reste d’espoir en la miséricorde divine me soutient encore et me fait supporter mes maux. »

» Le commandeur de Toralva était un homme religieux. Quoiqu’il eût manqué à la religion en se battant sans permettre à son adversaire de mettre ordre à sa conscience, je lui fis aisément comprendre que, s’il voulait réellement se délivrer des obsessions de Satan, il fallait visiter les saints lieux, que le pécheur ne va jamais chercher sans y trouver les consolations de la grâce.

» Toralva se laissa facilement persuader. Nous avons visité ensemble les lieux saints de l’Espagne. Ensuite, nous avons passé en Italie : nous avons vu Lorette et Rome. Le grand pénitencier lui a donné non plus l’absolution conditionnelle, mais générale, et accompagnée de l’indulgence papale. Toralva, complètement délivré, est allé à Malte, et je suis venu à Salamanque.

III

HISTOIRE DE LÉONORE

ET DE LA DUCHESSE D’AVILA

» Le chevalier de Tolède, devenu grand bailli et sous-prieur de Castille, quitta Malte, revêtu de ses nouveaux honneurs, et m’engagea à faire avec lui le tour de l’Italie ; j’y consentis de grand cœur. Nous nous embarquâmes pour Naples, où nous arrivâmes sans accident.

Nous n’en serions pas aisément partis, si l’aimable Tolède eût été aussi facile à retenir qu’il était aisé à se prendre dans les lacs des belles dames ; mais son art suprême était de quitter les belles, sans même qu’elles eussent le courage de s’en fâcher. Il quitta donc ses amours de Naples pour essayer de nouvelles chaînes, et successivement à Florence, Milan, Venise et Gênes.

Nous n’arrivâmes que l’année suivante à Madrid.

» Tolède, dès le jour de son arrivée, alla faire sa cour au roi ; ensuite il prit le plus beau cheval de l’écurie du duc de Lerme, son frère ; on m’en donna un qui n’était guère moins beau, et nous allâmes nous mêler à la troupe qui caracolait aux portières des dames dans le Prado.

» Un superbe équipage frappa nos regards : c’était un carrosse ouvert, occupé par deux dames en demi-deuil.

Tolède reconnut la fière duchesse d’Avila et s’empressa de lui faire sa cour. L’autre dame se retourna ; il ne la connaissait pas et parut frappé de sa beauté.

» Cette inconnue n’était autre que la belle duchesse de Sidonia, qui venait de quitter sa retraite et de rentrer dans le monde : elle reconnut son ancien prisonnier et mit un doigt sur sa bouche pour me recommander le silence ; ensuite elle tourna ses beaux yeux sur Tolède, qui fit voir, dans les siens, je ne sais quelle expression sérieuse et timide que je ne lui avais vue près d’aucune femme. La duchesse de Sidonia avait déclaré qu’elle ne se remarierait plus, la duchesse d’Avila qu’elle ne se marierait jamais : un chevalier de Malte était précisément ce qu’il fallait pour leur société : elles firent des avances à Tolède, qui s’y prêta de la meilleure grâce du monde. La duchesse de Sidonia, sans faire voir qu’elle me connût, sut me faire agréer de son amie : nous formâmes une sorte de quadrille, qui se retrouvait toujours au milieu du tumulte des fêtes. Tolède, aimé pour la centième fois de sa vie, aimait pour la première.

J’essayai d’offrir un respectueux hommage à la duchesse d’Avila : mais, avant de vous entretenir de mes relations avec cette dame, je dois dire quelques mots sur la situation où elle se trouvait alors.

» Le duc d’Avila, son père, était mort pendant notre séjour à Malte ; la fin d’un ambitieux fait toujours un grand effet parmi les hommes : c’est une grande chute ; ils en sont émus et surpris. À Madrid, on se rappela l’infante Béatrice, son union secrète avec le duc. On reparla d’un fils sur qui reposaient les destinées de cette maison. On s’attendait que le testament du défunt donnerait des éclaircissements : cette attente fut trompée ; le testament n’éclaircit rien. La cour n’en parla plus ; mais l’altière duchesse d’Avila rentra dans le monde, plus hautaine, plus dédaigneuse et plus éloignée du mariage qu’elle ne l’avait jamais été.

» Je suis né très bon gentilhomme ; mais, dans les idées de l’Espagne, aucune sorte d’égalité ne pouvait exister entre la duchesse et moi, et si elle daignait me rapprocher d’elle, ce ne pouvait être que comme un protégé dont elle voulait faire la fortune. Tolède était le chevalier de la douce Sidonia ; j’étais comme l’écuyer de son amie.

» Ce degré de servitude ne me déplaisait point : je pouvais, sans trahir ma passion, voler au-devant des désirs de Béatrice, exécuter ses ordres, enfin me dévouer à toutes ses volontés. Tout en servant ma souveraine, je prenais bien garde qu’aucun mot, aucun regard, aucun soupir ne trahît les sentiments de mon cœur ; la crainte de l’offenser et, plus encore, celle d’être banni d’auprès d’elle me donnaient la force de surmonter ma passion. Pendant le cours de ce doux servage, la duchesse de Sidonia ne manqua point les occasions de me faire valoir auprès de son amie ; mais les faveurs qu’elle obtenait pour moi allaient, tout au plus, à quelque sourire affable qui n’exprimait que la protection.

» Tout cela dura plus d’un an : je voyais la duchesse à l’église, au Prado ; je prenais ses ordres pour la journée, mais je n’allais pas chez elle. Un jour, elle me fit appeler ; elle était entourée de ses femmes et travaillait au métier.

Elle me fit asseoir et, prenant un air altier, elle me dit :

« — Seigneur Avadoro, je ferais peu d’honneur au sang dont je sors si je n’employais le crédit de ma famille à récompenser les respects que vous me rendez tous les jours : mon oncle Sorriente m’en a fait lui-même l’observation et vous offre un brevet de colonel dans le régiment de son nom : lui ferez-vous l’honneur d’accepter ?

Faites-y vos réflexions.

» – Madame, lui répondis-je, j’ai attaché ma fortune à celle de l’aimable Tolède et je ne demande que les emplois qu’il obtiendra pour moi. Quant aux respects que j’ai le bonheur de vous rendre tous les jours, leur plus douce récompense serait la permission de les continuer.

» La duchesse ne répondit point et me donna, par une légère inclination de tête, le signal du départ.

» Huit jours après, je fus encore appelé chez l’altière duchesse ; elle me reçut comme la première fois et me dit :

» – Seigneur Avadoro, je ne puis souffrir que vous vouliez vaincre en générosité les d’Avila, les Sorriente et tous les grands dont le sang coule dans mes veines ; j’ai à vous faire de nouvelles propositions, avantageuses pour votre fortune : un gentilhomme, dont la famille nous est attachée, a fait une grande fortune au Mexique ; il n’a qu’une fille, dont la dot est d’un million…