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» Je ne laissai point la duchesse achever sa phrase et, me levant avec quelque indignation, je lui dis :

» – Madame, quoique le sang des d’Avila et des Sorriente ne coule pas dans mes veines, le cœur qu’elles nourrissent est placé trop haut pour qu’un million y puisse atteindre.

» J’allais me retirer, la duchesse me pria de me rasseoir ; ensuite elle ordonna à ses femmes de passer dans l’autre chambre et de laisser la porte ouverte, puis elle me dit :

» – Seigneur Avadoro, il ne me reste plus à vous offrir qu’une seule récompense, et votre zèle pour mes intérêts me fait espérer que vous ne me refuserez pas : c’est de me rendre un service essentiel.

» – En effet, lui répondis-je, le bonheur de vous servir est la seule récompense que je vous demanderai de mes services.

» – Approchez, me dit la duchesse, on pourrait nous entendre de l’autre chambre. Avadoro, vous savez sans doute que mon père a été, en secret, l’époux de l’infante Béatrice, et peut-être vous aura-t-on dit, en grand secret, qu’il en avait eu un fils ; effectivement, mon père en avait fait courir le bruit, mais c’était pour mieux dérouter les courtisans. La vérité est qu’il en avait une fille, et qu’elle vit encore ; on l’a élevée dans un couvent près de Madrid ; mon père, en mourant, m’a révélé le secret de sa naissance, qu’elle ignore elle-même ; il m’a aussi expliqué les projets qu’il avait faits pour elle ; mais sa mort a tout détruit, il serait impossible aujourd’hui de renouer le fil des ambitieuses intrigues qu’il avait ourdies à ce sujet ; l’entière légitimation de ma sœur serait, je crois, impossible à obtenir, et la première démarche que nous ferions entraînerait peut-être l’éternelle réclusion de cette infortunée. J’ai été la voir : Léonore est une bonne fille, simple, gaie, et je me suis senti pour elle une tendresse véritable ; mais l’abbesse a tant dit qu’elle me ressemblait que je n’ai pas osé y retourner. Cependant, je me suis déclarée sa protectrice et j’ai laissé croire qu’elle était un des fruits des innombrables amours que mon père a eues dans sa jeunesse. Depuis peu, la cour a fait prendre dans le couvent des informations qui me donnent de l’inquiétude, et je suis résolue de la faire venir à Madrid.

» J’ai, dans la rue Retrada, une maison de peu d’apparence : j’ai fait louer une maison vis-à-vis ; je vous prie de vous y loger et de veiller sur le dépôt que je vous confie : voici l’adresse de votre nouveau logement, et voici une lettre que vous présenterez à l’abbesse des ursulines del Pegnon ; vous prendrez quatre hommes à cheval et une chaise à deux mules ; une duègne viendra avec ma sœur et restera près d’elle : c’est à elle seule que vous aurez affaire. Vous n’aurez pas les entrées de la maison : la fille de mon père et d’une infante doit avoir au moins une réputation sans tache.

» Après avoir ainsi parlé, la duchesse fit cette légère inclination de tête qui, chez elle, était le signal du départ ; je la quittai donc et j’allai d’abord voir mon nouveau logement. Il était commode et bien garni : j’y laissai deux domestiques affidés, et je gardai le logement que j’avais chez Tolède.

» Je vis aussi la maison de Léonore : j’y trouvai deux femmes destinées à la servir, et un ancien domestique de la maison d’Avila, qui n’avait pas la livrée ; la maison était abondamment et élégamment pourvue de tout ce qui est nécessaire à un ménage bourgeois.

» Le lendemain, je pris quatre hommes à cheval et j’allai au couvent del Pegnon. On m’introduisit au parloir de l’abbesse. Elle lut ma lettre, sourit et soupira :

» – Doux Jésus ! dit-elle, il se commet dans le monde bien des péchés : je me félicite bien de l’avoir quitté.

Par exemple, mon cavalier, la demoiselle que vous venez chercher ressemble à la duchesse d’Avila ; mais elle lui ressemble ; deux images du doux Jésus ne se ressemblent pas davantage. Et qui sont les parents de la demoiselle ?

On n’en sait rien. Le feu duc d’Avila (Dieu puisse avoir son âme)…

» Il est probable que l’abbesse n’eût pas si tôt fini son bavardage, mais je lui représentai que j’étais pressé de remplir ma commission. L’abbesse branla la tête, proféra bien des hélas ! et des doux Jésus, puis elle me dit d’aller parler à la tourière.

» J’y allai : la porte du cloître s’ouvrit ; il en sortit deux dames très exactement voilées ; elles montèrent en voiture sans mot dire ; je me mis à cheval et les suivis en silence. Lorsque nous fûmes près de Madrid, je pris le devant et reçus les dames à la porte de leur maison. Je ne montai point ; j’allai dans mon logement vis-à-vis, d’où je les vis prendre possession du leur.

» Léonore me parut effectivement avoir beaucoup de ressemblance avec la duchesse ; mais elle avait le teint plus blanc, ses cheveux étaient très blonds, et elle paraissait avoir plus d’embonpoint ; c’est ainsi que j’en jugeais de ma fenêtre, mais Léonore ne se tenait pas assez tranquille pour que je pusse bien distinguer ses traits. Peu de temps après, la gouvernante fit mettre les jalousies, les ferma à clef et je ne vis plus rien.

» Dans l’après-dînée, j’allai chez la duchesse et lui rendis compte de ce que j’avais fait.

» – Monsieur Avadoro, me dit-elle, Léonore est destinée au mariage. Dans nos mœurs, vous ne pouvez pas être admis chez elle ; cependant, je dirai à la duègne de laisser ouverte une jalousie du côté où sont vos fenêtres ; mais j’exige que vos jalousies soient fermées.

Vous avez à me rendre compte de ce que fait Léonore.

Il serait peut-être dangereux pour elle de vous connaître, surtout si vous avez pour le mariage l’éloignement que vous m’avez montré l’autre jour.

» – Madame, lui répondis-je, je vous disais seulement que l’intérêt ne me déterminerait pas dans le mariage ; cependant, vous avez raison, je ne compte pas me marier.

» Je quittai la duchesse ; je fus chez Tolède, à qui je ne fis point part de nos secrets, puis j’allai à mon logement de la rue Retrada. Les jalousies de la maison vis-à-vis, et même les fenêtres, étaient ouvertes. Le vieux laquais Androdo jouait de la guitare ; Léonore dansait le bolero avec une vivacité et des grâces que je n’eusse point attendues d’une pensionnaire des carmélites, car elle y avait été élevée et n’était entrée aux ursulines que depuis la mort du duc. Léonore fit mille folies, voulant faire danser sa duègne avec Androdo.

Je ne pouvais assez m’étonner de voir que la sérieuse duchesse d’Avila eût une sœur d’une humeur aussi gaie.

D’ailleurs, la ressemblance était frappante ; j’étais, au fond, très amoureux de la duchesse, et sa vive image ne pouvait manquer de m’intéresser beaucoup : je me laissais aller au plaisir de la contempler, lorsque la duègne ferma la jalousie.

» Le lendemain, j’allai chez la duchesse, je lui rendis compte de ce que j’avais vu. Je ne lui cachai point l’extrême plaisir que m’avaient fait les naïfs amusements de sa sœur. J’osai même attribuer l’excès de mon ravissement à son grand air de famille.

» Comme ceci ressemblait de loin à une espèce de déclaration, la duchesse eut l’air de s’en fâcher : son sérieux s’en accrut.

» – Monsieur Avadoro, me dit-elle, quelle que soit la ressemblance entre les deux sœurs, je vous prie de ne les point confondre dans les éloges que vous voudrez bien en faire ; cependant, venez demain ; j’ai un voyage à faire et je désire vous voir avant mon départ.