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» – Madame, lui dis-je, dût votre courroux m’anéantir, vos traits sont empreints dans mon âme comme y serait l’image de quelque divinité : vous êtes trop au-dessus de moi pour que j’ose élever jusqu’à vous une pensée amoureuse ; mais, aujourd’hui, vos traits divins je les retrouve dans une jeune ; personne gaie, franche, simple, naturelle, qui me préservera de vous aimer en elle.

» À mesure que je parlais, la figure de la duchesse devenait plus sévère : je m’attendais à être banni de sa présence. Je ne le fus point ; elle me répéta simplement de revenir le lendemain.

» Je dînai chez Tolède et, le soir, je retournai à mon poste. Les fenêtres de la maison vis-à-vis étaient ouvertes, et je voyais jusqu’au fond de l’appartement.

Léonore, avec de grands éclats de rire, couvrait elle même une table d’une nappe très blanche et de deux simples couverts ; elle était en simple corset, les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules.

» On ferma les fenêtres et les jalousies ; mais ce que j’avais vu avait fait sur moi une forte impression ; et quel est le jeune homme qui puisse voir de sang-froid l’intérieur d’un jeune ménage !

» Je ne sais trop ce que je balbutiai le lendemain à la duchesse ; elle parut craindre que ce ne fût. une déclaration et, se hâtant de prendre la parole, elle me dit :

» – Seigneur Avadoro, je dois partir, comme je vous l’ai dit hier. Je vais passer quelque temps à mon duché d’Avila : j’ai permis à ma sœur de se promener après le soleil couché, sans trop s’écarter de sa maison : si alors vous voulez l’aborder, la duègne est prévenue et vous laissera causer autant que vous voudrez. Tâchez de connaître l’esprit et le caractère de cette jeune personne : vous m’en rendrez compte à mon retour.

» Ensuite un signe de tête m’avertit de prendre congé.

Il m’en coûta de quitter la duchesse ; j’étais réellement amoureux d’elle : son extrême fierté ne me décourageait pas ; je pensais, au contraire, que, si elle se décidait à prendre un amant, elle le choisirait au-dessous d’elle, ce qui, en Espagne, n’est pas très rare ; enfin quelque chose me disait que la duchesse pourrait m’aimer un jour ; mais je ne sais, en vérité, d’où me venait ce pressentiment ; sûrement sa conduite avec moi ne pouvait y donner lieu.

Je pensai à la duchesse tout ce jour-là ; mais, vers le soir, je recommençai à penser à sa sœur : j’allai dans la rue Retrada. Il faisait un beau clair de lune : je reconnus Léonore et sa duègne, assises sur un banc près de leur porte. La duègne me reconnut aussi, vint au-devant de moi et m’invita à m’asseoir près de sa pupille ; elle-même s’éloigna.

» Après un moment de silence, Léonore me dit :

» – Vous êtes donc ce jeune homme qu’il m’est permis de voir ? Aurez-vous de l’amitié pour moi ?

» Je lui répondis que j’en avais déjà beaucoup.

» – Eh bien ! faites-moi le plaisir de me dire comment je m’appelle.

» – Vous vous appelez Léonore.

» – Ce n’est pas ce que je vous demande ; je dois avoir un autre nom. Je ne suis plus aussi simple que je l’étais aux carmélites : je croyais alors que le monde n’était peuplé que de religieuses et de confesseurs ; mais, à présent, je sais qu’il y a des maris et des femmes qui ne se quittent ni jour ni nuit, et que les enfants portent le nom de leur père : c’est pour cela que je veux savoir mon nom.

» Comme les carmélites, dans quelques couvents surtout, ont une règle très sévère, je ne fus pas surpris de voir que Léonore eût conservé tant d’ignorance jusqu’à l’âge de vingt ans ; je lui répondis que je ne la connaissais que sous le nom de Léonore. Je lui dis ensuite que je l’avais vue danser dans sa chambre et que sûrement elle n’avait pas appris à danser aux carmélites.

» – Non, me répondit-elle, c’est le duc d’Avila qui m’avait mise aux carmélites. Après sa mort, je suis entrée aux ursulines, où une pensionnaire m’apprenait à danser, une autre à chanter ; pour ce qui est de la manière dont les maris vivent avec leurs femmes, toutes les pensionnaires des ursulines m’en ont parlé, et ce n’est point un secret parmi elles. Quant à moi, je voudrais bien avoir un nom et, pour cela, il faudrait me marier.

» Ensuite Léonore me parla de la comédie, des promenades, des combats de taureaux, et témoigna beaucoup de désir de voir toutes ces choses. J’eus encore quelques entretiens avec elle et toujours les soirs. Au bout de huit jours, je reçus de la duchesse une lettre ainsi conçue :

» En vous rapprochant de Léonore, j’espérais qu’elle prendrait de l’inclination pour vous. La duègne m’assure que mes vœux sont accomplis. Si le dévouement que vous avez pour moi est véritable, vous épouserez Léonore ; songez qu’un refus m’offenserait.

» Je répondis en ces termes :

» Madame,

» Mon dévouement pour votre grandeur est le seul sentiment qui puisse occuper mon âme : ceux que l’on doit à une épouse, peut-être, n’y trouveraient plus de place.

Léonore mérite un époux qui ne soit occupé que d’elle.

» Je reçus la réponse suivante :

» Il est inutile de vous le cacher plus longtemps, vous êtes dangereux pour moi, et le refus que vous faites de la main de Léonore m’a donné le plus vif plaisir que j’aie ressenti en ma vie : mais je suis résolue de me vaincre ; je vous donne donc le choix d’épouser Léonore ou d’être à jamais banni de ma présence, peut-être même des Espagnes. Mon crédit à la cour ira bien jusque-là. Ne m’écrivez plus. La duègne est chargée de mes ordres.

» Quelque amoureux que je fusse de la duchesse, tant de hauteur eut le droit de me déplaire : je fus un moment tenté de tout avouer à Tolède et de me mettre sous sa protection ; mais Tolède, toujours amoureux de la duchesse de Sidonia, était très attaché à son amie et ne m’eût pas servi contre elle ; je pris donc le parti de me taire et, le soir, je me mis à la fenêtre pour voir ma future épouse.

» Les fenêtres étaient ouvertes, je voyais jusqu’au fond de la chambre. Léonore était au milieu de quatre femmes, occupées à la parer. Elle avait un habit de satin blanc brodé d’argent, une couronne de fleurs, un collier de diamant. Par-dessus tout cela, on lui mit un voile blanc qui la couvrait de la tête aux pieds.

» Tout ceci me surprenait un peu. Bientôt ma surprise augmenta. On porta une table dans le fond de la chambre, on la para comme un autel. On y mit des bougies, un prêtre parut, accompagné de deux gentilshommes qui paraissaient n’y être que comme témoins ; le marié manquait encore. J’entendis frapper à ma porte. La duègne parut.

» On vous attend, me dit-elle. Penseriez-vous résister aux volontés de la duchesse ?

» Je suivis la duègne. La mariée n’ôta point son voile ; on mit sa main dans la mienne : en un mot, on nous maria.

» Les témoins me firent compliment, ainsi qu’à mon épouse dont ils n’avaient pas vu le visage et se retirèrent.

La duègne nous conduisit à une chambre faiblement éclairée des rayons de la lune et ferma la porte sur nous.

» La manière dont je vécus avec ma femme répondit à ce mariage bizarre. Après le coucher du soleil, sa jalousie s’ouvrait, et je voyais tout l’intérieur de son appartement ; elle ne sortait plus la nuit, et je n’avais pas les moyens de l’aborder. Vers minuit, la duègne venait me chercher et me ramenait chez moi avant le jour.

» Au bout de huit jours, la duchesse revint à Madrid, je la revis avec quelque sorte de confusion : j’avais profané son culte et me le reprochais. Elle, au contraire, me traitait avec une extrême amitié. Sa fierté disparaissait dans le tête-à-tête ; j’étais son frère et son ami.

» Un soir que je rentrais chez moi, comme je fermais ma porte, je me sentis arrêté par la basque de mon habit. Je me retournai et je reconnus Busqueros.