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Issu d’une famille de Juifs ukrainiens qui avaient fui les pogroms, Carlos Valkin avait milité chez les Montoneros, le parti péroniste révolutionnaire. Arrêté au journal qui l’employait en 1975 (quand les incarcérations étaient encore officielles), les protestations de Daniel Calderón et d’autres artistes ou personnalités en vue l’avaient sauvé, avant qu’il ne se réfugie à l’étranger. Carlos n’était plus Montonero depuis la guerre des Malouines lorsque, face au déchaînement patriotique et sous prétexte d’une Angleterre impérialiste, les responsables du parti exilé avaient tenté de recruter des soldats pour combattre sous le commandement de leurs assassins. Une désillusion générationnelle qui n’avait pas entamé sa soif de justice : Carlos avait abandonné le militantisme mais pas la politique puisqu’il était aujourd’hui journaliste d’investigation à Página 12. Un travail dangereux en Argentine.

Rubén avait travaillé avec lui pour le quotidien de centre gauche. Ensemble, ils avaient refait le monde tard dans les bars, à l’heure où l’on envoie son désespoir en fumée, parlé de femmes et d’amour, du temps d’avant et surtout à venir. Carlos vivait à soixante ans comme à trente, arborait une courte barbe blanche sur un visage souriant, un moral inamovible malgré les turpitudes du passé et des yeux gourmands d’un bleu à vider le ciel.

Des tableaux anciens ornaient les murs du petit salon fumeurs, délicieusement désert. Ils commandèrent une bouteille de Malbec et deux bife de lomo en échangeant quelques nouvelles. Leur vieux rituel leur interdisant d’en donner de mauvaises avant d’avoir gueuletonné, ils attendirent d’être servis et attaquèrent la pièce de résistance.

La culture du McDo n’avait guère pris auprès des Argentins, dont les bœufs élevés à l’herbe de la pampa formaient le traditionnel asado, le barbecue dominical. Gastronome à fort atavisme carnivore, Carlos pesta contre le fait que les meilleurs morceaux, les Premium, soient depuis peu réservés à l’exportation.

— Tu verras qu’un jour nos vaches aussi seront délocalisées ! prophétisa le journaliste, la fourchette brandie vers le plafond rococo.

— Pour aller où, en Inde ? s’amusa Rubén.

— Rigole : nos meilleurs vins rouges sont hors de prix, nos blancs puent la vanille, même nos femmes se mettent à la salade !

— J’aime autant ça qu’au tricot, nota Rubén en achevant sa viande. Au fait, tu es toujours avec ta copine, là… Alex ?

Les deux amis ne s’étaient pas vus de l’été.

— Non, répliqua Carlos avec une pointe de nostalgie, non, la pauvre en a eu marre de moi. Mais j’ai trouvé une veuve, une Allemande : très sympa. Intelligente, riche, sexy… Enfin, autant qu’on peut l’être à soixante ans ! s’enthousiasma l’amoureux chronique. Ah ! Ruth ! « Le charme de la connaissance serait mince si, pour l’atteindre, il n’y avait pas tant de pudeur à vaincre ! » déclama-t-il, le cœur plein les yeux.

— C’est quoi, fit Rubén, du Goethe ?

— Du Nietzsche. Mais traduit en argentin, hein ? relativisa Carlos.

— Arch !

— Et toi, brigand, toujours personne à me présenter ? Non ? Ah ! s’esclaffa-t-il devant le haussement d’épaules de son ami. C’est ça les hommes à femmes !

— Une à la fois suffirait, dit Rubén.

Carlos n’était pas sûr qu’il plaisantait mais, garçon jusqu’au bout, fit tout comme.

Un vieux couple d’Américains en short à carreaux fit une brève apparition dans le salon fumeurs. Rubén alluma une cigarette pour accompagner le dessert de Carlos.

— Bon, dit-il enfin, ce n’est pas pour parler de femmes que tu voulais me voir.

— Eh bien, si, en quelque sorte…

Carlos essuya sa bouche avec une serviette en papier, la jeta en boule dans les vestiges de tarte et tira une photo de son veston, portrait numérique qu’il fit glisser sur la table : Rubén découvrit le visage d’une brune, la trentaine, le regard trouble de ceux qui pensent à autre chose devant l’obturateur. Des cheveux bouclés, plutôt jolie…

— Tu connais ? demanda Carlos.

Il secoua la tête.

— Non.

— Maria Victoria Campallo. Elle m’a laissé un message hier au journal, en me disant qu’elle rappellerait. Elle ne l’a pas fait. J’ai essayé plusieurs fois de la joindre, sans succès. Je suis passé chez elle tout à l’heure mais il n’y a personne. Maria Victoria est photographe, précisa-t-il.

— Il disait quoi, ce message ?

— Rien. Juste qu’elle voulait me voir, que c’était urgent. J’étais en déplacement, je n’ai eu son message que ce matin, sur le répondeur.

Rubén enfuma un peu plus le salon.

— C’est quoi le problème ?

— Maria est la fille d’Eduardo Campallo, l’homme d’affaires. Tu sais qu’il y a bientôt des élections dans ton pays : Campallo est le principal soutien financier du maire, Torres. Je ne sais pas s’il y a un lien, mais la fille de Campallo connaît forcément la couleur de notre journal…

Son œil acéré brillait sous les volutes du cigarillo qu’il venait d’allumer, guettant la réaction de son ami.

— Elle t’a laissé son numéro de portable ? demanda Rubén.

— Non : elle téléphonait d’un locutorio

Les centres d’appels publics.

— Campallo s’affiche rarement en compagnie de Torres, poursuivit Carlos, mais il est son pourvoyeur de fonds pour les élections. Campallo a commencé dans le béton en reprenant la boîte de son père dans les années 70, dont il a multiplié le chiffre d’affaires avant de se sucrer sur les offres de marchés publics lors des privatisations. Il renvoie depuis les ascenseurs à tour de bras, à commencer par ses amis politiques : il arrose aussi les syndicats et les alcahuetes[5] qui gravitent autour de la Casa Rosada, les lobbys… Un investissement, en quelque sorte, ironisa-t-il pour masquer son amertume. Ça fait longtemps qu’on a Campallo dans le collimateur, mais ce type est un gros gibier. Je ne sais pas ce que me voulait sa fille, pourquoi elle reste muette depuis son message au journal mais, à l’entame de la campagne électorale, avoue que c’est tentant d’y voir une coïncidence.

Rubén l’observait d’un œil inquisiteur.

— Pourquoi tu me dis tout ça ?

— Parce que tu es détective, fit Carlos dans un sourire à deux faces.

— Je m’occupe des disparus et de leurs enfants, rappela Rubén. Pas des gosses de riches.

— Maria Victoria fait aujourd’hui partie des disparues…

Ça n’avait pas l’air de le convaincre.

— Si elle a appelé d’un locutorio, objecta Rubén, peut-être que son portable ne marche plus, qu’elle est partie en reportage ou en lune de miel.

Carlos secoua sa crinière blanche.

— Non. J’ai interrogé le concierge de l’immeuble, il n’a pas vu Maria Victoria depuis deux jours et son chat miaulait à la porte, dans le couloir. Le concierge l’a recueilli en attendant le retour de sa maîtresse, sauf qu’elle semble avoir disparu dans la nature… Je n’ai rien pour prouver ce que j’avance, Rubén, à moins que tu trouves quelque chose.

Il dévisagea son ami journaliste.

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5

« Lèche-bottes. »