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Les Grands-Mères pourraient mourir en paix…

— C’est la fin de notre quête, chuchota Elena, la gorge serrée.

Les vieilles dames versèrent quelques larmes en songeant à leurs compatriotes, tous ces gens malheureux qui, comme elles, pourraient bientôt commencer leur travail de deuil, à tous ces vides insondables que les révélations du microfilm combleraient, à ces cœurs malades qui pourraient se reconstruire, enfin. Elles pleuraient dans le jardin, ne sachant plus s’il s’agissait de joie ou de soulagement, accueillies par les bras bienveillants de Carlos. Lui aussi avait bien du mal à contenir son émotion. « La vérité est comme l’huile dans l’eau : elle finit toujours par remonter », répétaient les militantes.

Le soleil brûlait tout à l’heure de midi. Elena appela Rubén, impatiente de lui annoncer l’incroyable nouvelle, mais son portable ne répondit pas.

Le visage de la vieille femme s’assombrit.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Susana.

Elena réessaya, plusieurs fois, en vain : il n’y avait pas de réseau.

9

Franco Diaz pensait que l’Argentine n’était pas prête à laver son linge sale en famille : il faudrait attendre encore des années, quand sa génération ne serait plus. Le temps passerait avant que l’arbre fétiche de son jardin ne grandisse et, en s’épanouissant, recrache un jour la vérité. D’ici là il serait mort, rongé par le cancer, et les derniers protagonistes de l’époque avec lui.

Diaz ne savait pas que son voisin, échaudé par le résultat du jugement du procès intenté l’année précédente, l’espionnait nuit et jour pour prouver qu’il polluait bel et bien son jardin, que le paranoïaque avait installé une caméra à la fenêtre de son salon, un système infrarouge qui dominait son jardin d’Éden. Il ne savait pas qu’en visionnant une de ces cassettes Ossario l’avait vu enfouir quelque chose dans les racines d’un jeune ceibo — Franco avait même fait le signe de croix, avant de le recouvrir de terreau en surveillant les alentours, comme s’il avait eu peur qu’on l’observe. Ossario s’était introduit la nuit suivante dans son jardin, il avait trouvé un cylindre en grattant la terre encore meuble et l’avait rapporté chez lui. Ce qu’il avait découvert cette nuit-là dépassait tout ce qu’il avait pu s’imaginer. Diaz ne savait pas que l’obsédé du mystère avait fiévreusement copié des dizaines de pages du microfilm, remis le cylindre à sa place aux premières lueurs de l’aube et commencé à éplucher les fiches d’internement des disparus, en quête de témoins. C’était le scoop de sa vie. Eduardo Campallo, l’homme d’affaires dont la presse avait éreinté l’ancien paparazzi à l’époque de sa disgrâce, figurait sur l’une des fiches de l’ESMA, comme apropiador : imaginant sa vengeance comme un triomphe, Ossario avait contacté sa fille, Maria Victoria, signant par là même leur arrêt de mort… Non, Franco Diaz ne connaissait pas le dessous des cartes mais cela n’avait plus d’importance : après cinq heures passées pieds et poings liés dans le coffre de l’Audi, étouffant sous le bâillon, sans morphine pour le soulager, l’ancien agent du SIDE avait dit tout ce qu’il savait.

Jana avait écouté ses révélations sans dévoiler la moindre émotion, avant de lui proposer un marché. Glacé par la violence qui émanait de ses iris, sentant déjà la froideur du couteau dans ses chairs malades, Diaz avait obéi à tout.

La forêt où elle l’avait entraîné était compacte. Enchaîné au tronc d’un grand araucaria, l’agent du SIDE l’avait regardée se peindre le visage de noir, sans un mot. La Mapuche était partie avant le crépuscule avec son sac à dos, son fusil et ses armes, toujours sans un mot. La nuit avait été longue, fraîche, anxiogène. Et si elle l’avait abandonné ? Si elle ne revenait jamais ? Diaz avait cru entendre des coups de feu au loin dans la forêt, des cris, puis le silence. Il avait fini par s’assoupir, transi de froid et de peur.

L’Indienne était réapparue peu avant l’aurore, traînant ses prisonniers. Ils étaient trois, ligotés : le plus mince chancelait, le tibia visiblement fracturé, soutenu par un vieillard en chasuble, famélique. Le troisième homme était inanimé, emmitouflé dans une couverture que l’Indienne tirait entre les arbres. Franco avait reconnu son ami von Wernisch malgré son aspect pitoyable : le cardinal, manifestement ébranlé par ce qui lui arrivait, avait essayé de communiquer, mais Franco Diaz ne s’y était pas risqué. Interdit de parler, de bouger, de s’adresser des signes : l’Indienne avait été claire. Elle avait d’abord regroupé les prisonniers au milieu de la clairière, leur avait lié les pieds, avant de bâillonner le blessé et le malheureux cardinal. Puis elle avait déchiré leurs vêtements à l’aide d’un poignard, affreuse sous son masque de peinture.

Tenu à l’écart, Diaz avait droit à un traitement de faveur : de l’eau fraîche, les chevilles libres à défaut des poignets, et ses précieuses doses de morphine, que l’Indienne lui délivrait au compte-gouttes. Le botaniste frissonnait à la vue des captifs. Le gros type croisé deux jours plus tôt dans la cour du monastère émergeait, le visage salement amoché, couvert de pisse et de sang. À quelques pas de là, l’Indienne continuait de creuser son trou, en silence, méthodique…

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ? s’enhardit Diaz.

Mais elle semblait ne pas les entendre, concentrée sur sa tâche…

Les Mapuche avaient assimilé les chevaux mieux que les winka, qui les avaient importés sur le continent. Les équidés avec eux étaient plus rapides, plus endurants, le reste se réglait à coups de lance. Les traités n’engageant que ceux qui y croyaient, malon et razzias étaient légion le long de la frontière. Les guerriers ramenaient les montures et les captifs au camp, où l’on fêtait chaque victoire contre les winka, les envahisseurs. Les femmes blanches étaient traitées selon l’appétit du cacique, les hommes littéralement jetés aux chiens. Réduits à dormir dehors, à demi nus et affamés, les chrétiens ne tardaient pas à en partager l’aspect misérable. Battus, humiliés, rognant les restes qui avaient échappé aux mâchoires avides des canidés, grelottant de froid et de désespoir, les captifs ne devaient la vie qu’au hasard. Les Reche les assommaient avant de manger leur cœur, la tête était ensuite soigneusement dépouillée de ses chairs et de son contenu, puis transformée en ralilonko, récipient-trophée dans lequel on buvait la chicha, l’alcool de maïs. Les os des jambes étaient évidés, taillés et utilisés comme flûtes dont on jouait pour faire chanter l’âme des sacrifiés. Chez les Mapuche, le temps de la guerre voyait toutes choses se teindre de noir, de l’arme symbolique du gentoqui, le maître de la hache de guerre, jusqu’aux combattants, les conas, qui se couvraient le visage de charbon avant de partir à la guerre. Jana avait trouvé les pigments adéquats, qu’elle avait mêlés à l’eau pour obtenir une pâte sombre. En maniant les pigments de son enfance, elle avait retrouvé son âme d’artiste, son âme mapuche… Ça ne la consolait pas.