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Une heure passa, ponctuée par les raclements de pelle et les premiers murmures des oiseaux. Gasoil sortit de sa torpeur, étirant ses os roides après un somme parmi les fougères. Le jour se levait sur la forêt, chargé d’odeur de mousse, et les captifs ne bougeaient plus de leur carré de boue. Ils respiraient avec peine sous leur bâillon, en proie aux crampes, au froid, au désespoir. Le Picador jetait des regards grimaçants à son ami : un liquide visqueux suintait de son tibia fracturé par la balle de gros calibre, chaque geste lui coûtait des soupirs compliqués et Parise les avait abandonnés à leur sort. À ses côtés, enfermé dans son tourment, le vieux cardinal avait cessé de geindre : il surveillait d’un œil vitreux les mouvements du diable qui s’activait sous les branches. Le Toro, de loin le plus virulent malgré l’état de sa mâchoire, grognait toujours, les poignets en sang à force de tirer dessus. Une rage compacte, qui le laissait impuissant. Ils n’étaient que trois ankylosés jetés dans la fange d’une forêt perdue, nus et trempés jusqu’aux os, avec ce putain de clébard qui venait leur renifler le cul.

— Casse-toi ! balbutia-t-il dans le bain où macéraient ses dernières dents.

Le Toro éprouvait l’envie de tuer le monde entier, et la fille creusait toujours. Elle ne l’avait pas bâillonné, comme les autres, et lui avait uriné dessus pour nettoyer sa blessure. Pour quoi faire, gambergeait-il, l’épargner ?

Gasoil claudiqua jusqu’à sa maîtresse, qui ne le voyait plus. La sueur coulait sur son visage, faisant des rigoles sombres sur les restes de peinture. Le trou était profond, ses mains douloureuses, mais Jana n’était plus de ce côté-ci des choses. Cosmogonie du désastre. Dans le théâtre des morts, elle était devenue Kulan, « la Femme terrible »…

Jana lâcha la pelle, les larmes aux yeux.

Gasoil, qui lapait l’eau croupie de la mare, releva les oreilles à son approche, et déguerpit d’instinct. Alerté par le bref jappement du bâtard, le Toro s’ébroua. La silhouette de l’Indienne sortait du bosquet, la face charbonneuse, presque effrayante sous son masque de folle. Les prisonniers se tortillèrent pour tenter de s’échapper mais, ainsi ligotés, ils n’iraient pas loin : Jana attrapa le Picador par son pied valide, et le tira jusqu’aux arbres. Diaz se terra derrière son tronc, chassé par les gémissements étouffés du prisonnier. Elle attacha une corde à la cheville de sa jambe fracturée, et la passa par-dessus la branche du grand araucaria.

Oui, Jana était folle : folle de douleur.

Le Picador hurlait sous son bâillon quand elle hissa son pied à la branche.

*

Gasoil avait disparu. Une pluie fine tombait à l’aube et un vent d’horreur flottait sur la clairière.

Pendu par la cheville au grand araucaria, le Picador avait cessé de geindre. Jana n’avait pas eu la force de le hisser en entier malgré son système de levier : la moitié du buste touchait terre, la jambe attachée pesant de tout son poids sur le tibia fracturé. Le chrétien ne bougeait plus, les yeux révulsés sous son bâillon devenu lâche, comme si la peur d’être démembré l’avait figé dans cette posture improbable.

Jana attendait à l’ombre des branches : le temps mapuche, qui compte les secondes en heures et le jour à l’aurore… Le treuillage et les cris étouffés du Picador avaient semé la terreur parmi les captifs. Ils avaient bien essayé de fuir mais, nus et entravés, n’avaient réussi qu’à barboter dans la mélasse. Von Wernisch ne tiendrait plus longtemps ; squelette rabougri grelottant de froid, obus d’une autre guerre oublié dans la boue, le vieux cardinal s’était fondu au décor. Le Toro grommelait encore, familier de la fange, des injures probablement. Jana méditait à l’abri des branches, les yeux clos, immobile, statue cruelle et magique. L’esprit de Kulan rôdait toujours autour d’elle mais elle n’était plus seule avec son double : Shoort, Xalpen, Shénu, Pahuil, les esprits fantômes de son arrière-grand-mère lui revenaient d’un long voyage, tous ses anciens compagnons de rêve, cousins de sang et de matière, tous ces vieux témoins du temps autochtone qui l’accompagnaient dans l’agonie. Elle revoyait le visage de Rubén dans la chambre quand elle l’avait quitté — des souvenirs aux yeux crevés.

Jana rouvrit les siens mais ça n’allait pas mieux. Gasoil avait détalé, la queue basse, et n’était pas réapparu. Sans doute l’animal avait-il compris ce qui allait se passer. La bruine tombait, mélancolique. Jana se leva, un goût de fer dans la bouche, et se dirigea vers le centre de la clairière où clapotaient les prisonniers. Le visage fripé de von Wernisch virait au lait caillé ; il priait en silence, tournant le dos au Toro, masse graisseuse en reptation dans la fange qui l’avait vu naître. Le tueur devait chercher une pierre, quelque objet coupant. Jana empoigna le cardinal par les aisselles, et le tira à reculons vers la terre fraîche. Hum ! hum ! Le vieillard glapissait sous le bâillon tandis qu’elle traînait son corps ankylosé, mais il n’avait plus la force de résister. Le Toro cessa de ramper, sur le qui-vive. Von Wernisch implora l’Indienne, les yeux mouillés de pitié, et paniqua en voyant le monticule de terre amassée près du trou. Il se débattit en de pauvres ruades, agita la tête avec vigueur, inaudible : Jana jeta le paquet gueulant dans la tombe.

Le corps du prêtre disparut de la surface de la Terre. Le Toro déglutit, à genoux. Enchaîné au tronc, Franco Diaz observait la scène avec épouvante : la Mapuche lui avait menti. Le traité qu’ils avaient passé était un marché de dupes, elle n’allait pas l’épargner comme promis, en échange de son obéissance : la sauvage allait les massacrer, un à un… Jana n’écouta pas les cris, les suppliques étouffées de von Wernisch au fond de la tombe : elle saisit le couteau selk’nam et se dirigea vers le Toro.

L’homme tira comme un forcené sur ses liens, rentra la tête dans ses épaules en proférant ce qu’il fallait prendre pour des menaces. Elle s’accroupit près de lui, grimaçant, la mâchoire défoncée.

— Le Toro, hein…

Jana se tourna vers l’orée de la clairière, et l’araucaria où pendait le Picador.

— Tu vois ton petit copain ? lança-t-elle d’une voix trop calme. Je te propose un marché. Soit tu le violes à mort, comme tu as fait avec Miguel, et je t’épargne, soit je t’enterre vivant avec le vieux.

Un voile de stupeur passa dans le regard du prisonnier. Jana ne se dépara pas de son ton faussement apaisé.

— Tu as le choix, le Toro : c’est toi ou lui.

Les gémissements de von Wernisch lui parvenaient depuis la tombe, toute proche. Le Picador ne réagissait plus, le pied tordu à la branche. Un rictus de haine enlaidit un peu plus la bouche ensanglantée du tortionnaire.

— India de mierda ! balbutia-t-il.

Jana se redressa. Le gros homme se contorsionnait à ses pieds, fou de rage. Bien sûr. Il violait des garçons mais il n’était pas comme Miguel, non, pas el Toro… Jana était mapuche, de celles que les Espagnols chassaient avec des dogues dressés pour les dévorer, des coupeurs d’oreilles qu’on payait à la tâche. Elle commencerait par le pire : le porc.

Elle se jeta sur lui et le fit rouler dans la boue. Il éructa en donnant des coups d’épaule désespérés mais elle le chevauchait, les yeux injectés. Jana empoigna le scalp du Toro à terre, et serra fort le manche du poignard. Une larme de cruauté coula sur sa joue d’Indienne.

— De la part de Paula, le maudit-elle en coupant la première oreille… Et ça, de Rubén.

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