Gasoil attendait sous les branches, impassible dans son costume de chien. Un soleil timide perçait après les premières pluies du matin. L’animal se tenait au bord du ruisseau qui courait là, scrutant l’horizon restreint comme si un hypothétique navire de chair et d’os pouvait en surgir… Une odeur familière le fit sortir de ses rêveries d’affamé : tout à coup ragaillardi, Gasoil abandonna son poste d’observation et trottina vers sa maîtresse, qui venait vers lui.
Jana avait abandonné la clairière et marché en automate vers le ruisseau, repéré la veille. La vue de l’animal ne lui fit ni chaud ni froid. Gasoil lécha ses mains pour l’accueillir, frétillant de la queue, sans voir le collier d’oreilles qui gouttait sur sa poitrine rabougrie. Jana n’était plus elle-même. Ni sculptrice, ni fantôme mapuche ou selk’nam relevé d’outre-tombe pour venger les siens : elle resta accroupie au bord de l’eau, ses peintures craquelées sur le visage, le regard absent. Le tee-shirt sous sa veste était poisseux de sang, les cris du Toro résonnaient encore dans sa tête mais elle n’en avait pas fini : il manquait les deux autres. Parise et Ardiles. Après seulement elle pourrait rejoindre les siens. Rubén…
Gasoil jappa, comme pour la faire revenir sur la bonne face du monde, un couinement de souris qui se perdit dans le clapotis du ruisseau. Jana lava ses mains et le poignard dans l’eau claire, qui prit une brève teinte rosâtre. L’air tanguait sur le tapis de mousse quand elle se redressa. Les fugitifs avaient fui vers le nord. D’après sa carte détaillée du parc, il n’y avait qu’un sentier praticable à travers la forêt : celui qui menait à l’ancienne mission. Ils avaient dû attendre le jour pour tenter de se repérer. Une, peut-être deux heures d’avance… La Mapuche enfila son sac à dos, cala le fusil à son épaule et fila entre les arbres.
Gasoil la suivit entre les fougères, en frétillant de la queue.
Les oiseaux pépiaient de nouveau dans les branches humides. Le sol était encore plein de brume après la frayeur de la nuit ; sa cheville lui faisait mal mais Parise pouvait encore marcher. Ils semblaient avoir semé le tueur à leurs trousses, pour le reste la situation n’était guère reluisante : son pistolet était vide, il n’avait plus qu’un canif dans la poche de sa veste trop mince pour se protéger du froid, et la douleur le rendait méchant. Cinquante-neuf ans. L’ancien officier interrogateur n’était plus tout jeune mais il s’en sortirait, comme toujours. Ardiles l’avait choisi pour ça — même estropié, ce type restait une force de la nature.
Les deux hommes avaient fui dans l’obscurité, droit devant eux, sourds aux cris qui fendaient la nuit : ils s’étaient frayé un passage parmi la végétation anarchique, une heure qui en avait paru cent, avant de s’arrêter quelque part au beau milieu de la forêt, exténués. Il faisait trop noir pour continuer. Ils étaient de toute façon perdus, et l’un comme l’autre avaient besoin d’une pause pour retrouver leurs esprits. Ils avaient monté un tour de garde, dormi une poignée d’heures la peur au ventre, avant que l’aube, enfin, se lève. Le visage pâle de Parise s’était creusé, comme aspiré de l’intérieur, la balle fichée dans sa malléole l’élançait, mais le jour qui pointait entre les feuillages l’avait quelque peu requinqué. Le géant avait choisi une lourde branche, qui lui servirait autant de canne que de massue. Trempés, le ventre creux, ils avaient repris la route, épiant les ombres dans les sous-bois.
La lumière les guida entre les épineux. La forêt était moins dense à mesure qu’on gravissait le dénivelé ; les deux hommes suivirent les fougères qui filaient sous les frondaisons et, après une heure de marche forcée, trouvèrent un sentier balisé. Il continuait de grimper, en pente douce, vers les hauteurs…
— Vous en pensez quoi, Parise ? demanda Ardiles, le souffle court.
— Ce sentier mène forcément quelque part. À une route, ou à un col… Avec un peu de chance, les portables capteront.
Ils décidèrent de poursuivre vers le nord. C’était bien le diable s’ils ne retrouvaient pas la civilisation. Quant au mystérieux tueur lancé sur leurs traces, ils préféraient se taire — ils en avaient réchappé par miracle, cette nuit… La bruine les accompagna sous les futaies. À deux mille mètres d’altitude, leur sang manquait d’oxygène, et la pente se durcissait. Le général progressait avec peine, la blessure à son bras s’était ravivée — cette brute de Parise l’avait fait chuter quand il avait exigé une arme, au plus fort de l’attaque — mais l’heure n’était plus aux remarques acerbes ou au règlement de comptes. Ils marchèrent encore, en silence. La sueur collait à leur front, mêlée à la pluie. Le sol était gras, les pins plus rares.
— On approche du sommet, annonça le chef de la sécurité, exsangue.
Ils découvrirent d’abord un muret de pierres parmi les fougères, puis des éboulis ; il y en avait d’autres un peu plus haut, vestiges d’un bâtiment séculaire à l’austérité battue en brèche par la végétation.
Une ancienne mission.
Les fugitifs approchèrent lentement, à l’affût d’une mauvaise surprise. Plantes et herbes sauvages avaient gagné sur les murs effondrés, mais on devinait encore le tracé du monastère qui, vu l’état des vestiges, devait dater de la Conquête du Désert.
— Arrêtons-nous, souffla Parise.
Le vent était plus fort sur les hauteurs, le ciel enfin dégagé malgré les nuages qui grumelaient ; il posa les fesses sur un muret pour reposer sa cheville blessée, pendant que le général explorait les ruines. Ses mocassins glissèrent sur les cailloux ; Ardiles se rattrapa de sa main valide aux maigres arbustes qui prospéraient là, pesta dans sa barbe et atteignit bientôt l’arrière du bâtiment. La mission se situait au sommet d’un piton rocheux qui dominait la vallée boisée. Les contreforts des Andes, dont les sommets n’avaient jamais semblé si proches, s’étendaient sous les nuages vaporeux. Le vieux soldat fronça les sourcils. Un lac envoyait ses reflets au loin, inaccessible : un ravin d’une dizaine de mètres bloquait le chemin. En contrebas, un amas de ronces et d’arbustes enchevêtrés s’étalait, comme une mer d’épines et de roche… Ardiles grimaça : ils avaient fait tout ce chemin pour finir bloqués là, dans un cul-de-sac.
Jana avait marché plus d’une heure avant de retrouver leurs traces. Le géant était blessé — elle l’avait touché à la cheville la veille sur le bord de la route — et les empreintes dans la boue étaient de profondeur inégale. Le vieillard qui l’accompagnait ne vaudrait guère mieux. Un oiseau de proie planait dans le ciel livide ; elle remonta à travers la futaie, la gorge sèche malgré le plein d’eau dans son sac. Gasoil furetait toujours à ses côtés, plus préoccupé par les libellules que par leur odeur de charogne : Jana pouvait presque la sentir malgré ses cartilages écrasés, une odeur de mort, entêtante. Elle repéra les traces sur le sol détrempé. De vieux réflexes de chasse. Les choses auraient été différentes avec ses frères, qu’importait maintenant. Les oreilles du Picador et du Toro finissaient de coaguler sur sa poitrine, elle n’y pensait plus. Ne pensait plus. Le revolver était chargé, il lui restait cinq balles, six autres dans le fusil. Jana, qui avait jusqu’alors marché à un rythme soutenu, ralentit ostensiblement le pas. Le soleil avait grimpé, on l’apercevait maintenant entre les cimes éparses, et les fuyards n’étaient plus très loin. Que feraient-ils une fois acculés à l’ancienne mission ? Rebrousseraient-ils chemin, ou chercheraient-ils à contourner l’obstacle en longeant le précipice ? La Mapuche n’avait pas poussé la reconnaissance jusque-là, augurant qu’ils fuiraient au plus fort de la panique dans la direction opposée aux coups de feu… Elle avança, pleine d’appréhension, et atteignit les premières ruines.