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Fidèle à son ombre, Gasoil cessa de malmener les fougères avec sa queue. Il vit sa maîtresse accroupie parmi la végétation, leva la tête vers les hauteurs et, truffe au vent, se mit soudain à aboyer. Un aboiement rauque, qui résonna vers la vallée.

— Putain, maugréa Jana, c’est bien le moment d’ouvrir sa gueule…

Elle chassa le bâtard d’un coup de pied, épia les alentours de la mission, longtemps : personne… Ils étaient là pourtant. Gasoil se tenait à distance, honteux, la queue basse pour se faire excuser.

— Casse-toi, merde !

Joignant le geste à la parole, elle fit fuir l’animal, qui déguerpit sans demander son reste. Quelques secondes passèrent, fébriles. Elle trouva bientôt un poste d’observation à l’orée des bois, posa le fusil, s’allongea entre les fougères et chercha une cible dans sa lunette. Deux cents mètres de terrain découvert menaient aux vestiges de la mission. Jana hésita. Les traces menaient ici mais elle n’en voyait plus d’autres… Elle avança à croupetons derrière les murets de pierres renversées, le Remington serré contre l’épaule, sur ses gardes. La pluie s’était remise à tomber, quelques grosses gouttes qui rebondissaient sur les corolles des plantes grasses. Les semelles de ses Doc craquèrent sur les petits cailloux ; elle progressa par à-coups à l’abri des murets, balayant les lieux à mesure qu’elle approchait du bâtiment principal. Gasoil avait disparu depuis longtemps ; son stupide aboiement avait trahi sa présence mais personne ne donnait signe de vie. Non, ils n’avaient pas pu aller bien loin : le vieux général devait être épuisé, le chauve brûlant de fièvre avec sa cheville en miettes… Jana avança encore, avec mille précautions, sans se douter qu’on suivait sa progression.

Parise tentait de confectionner un bandage avec un pan de sa chemise quand l’aboiement d’un chien l’avait remis d’aplomb. Quelqu’un approchait : le tueur, fatalement, celui qui leur avait tendu un piège sur la route. Mais cette fois-ci, il faisait jour et c’est eux qui auraient l’effet de surprise. Parise était remonté se cacher en clopinant derrière les ruines, à l’abri d’une meurtrière d’où il pourrait observer l’ennemi sans être vu. Ardiles, qui errait au bord du ravin, l’avait rejoint, anxieux.

— Vous avez entendu ? chuchota-t-il.

— Oui…

Les deux hommes s’étaient accroupis à couvert, épiant les mouvements en bordure de forêt. Le cœur de Parise bondit quand il reconnut la fille échappée du delta. La garce les avait pistés jusqu’au cul-de-sac et cherchait à les contourner par la droite. Elle n’était plus très loin, une soixantaine de mètres, silhouette furtive derrière les plantes et les éboulis…

— Levez-vous, général.

— Pour quoi faire ? souffla le militaire tandis que l’autre l’aidait à se relever. Attention à mon bras, nom de Dieu !

La fatigue et la peur le firent chanceler. Leandro Ardiles eut à peine le temps de rétablir l’équilibre.

— Désolé, général, mais je n’ai pas le choix.

Le géant le tirait vers la pente.

— Qu’est-ce que vous faites ?! Parise ! Parise, arrêtez ! Aah !

Ardiles tenta de s’agripper au col de sa veste, perdit un mocassin dans la manœuvre et glissa sur les cailloux.

— Parise ! Qu’est-ce que…

Le chauve serra les dents en prenant malencontreusement appui sur sa cheville brisée et poussa le vieillard vers les ruines en contrebas, où se terrait l’Indienne.

Jana entendit le cri, celui d’un homme, plus haut sur la corniche. Elle resta quelques secondes en suspens, la main crispée sur la crosse du revolver, avant de percevoir les appels au secours. Elle posa ses affaires, ôta le cran de sûreté, grimpa à couvert. Les geignements venaient du sommet. Elle s’approcha doucement, épiant les ombres sous la pluie, arme au poing, et découvrit Ardiles à terre : le général gisait contre un muret qui avait stoppé sa chute, parmi les épineux. Il geignait en tenant son bras blessé, pâle comme un linge. Jana braqua le revolver, sentit le vent glacé fondre sur elle, trop tard : elle fit volte-face, tomba nez à nez avec Parise qui jaillissait des ruines, et appuya sur la détente. Le coup partit alors qu’il abattait sa branche-massue sur son poignet. La balle s’enfonça de plusieurs centimètres dans le sol tandis que l’arme lui giclait des mains. Jana fit un pas de côté pour éviter la charge mais le géant l’attrapa par les cheveux et la tira brutalement vers le sol. Projetée, la Mapuche tomba face contre terre : le tueur se jeta aussitôt sur elle qui, roulant sur le dos, se débattit avec l’énergie du désespoir. Jana criait en donnant des coups de pied au petit bonheur, tous violents, espérant fracturer ce qui restait de sa cheville, mais Parise était trop vif, trop lourd : il la plaqua sur le sol, cent dix kilos de haine pesant de tout leur poids sur sa cage thoracique.

— Sale petite pute ! siffla-t-il à son visage échauffé.

Il s’aida de ses genoux pour l’immobiliser, mais l’Indienne se débattait comme un chat sauvage : elle griffa ses yeux, arracha la peau de ses paupières, le souffle court, les muscles sans oxygène. Jana résistait de toutes ses forces à la pression du tueur mais elle était prise au piège. Parise se dressa sur ses genoux, brandit son poing énorme et l’écrasa sur son nez cassé. Un flot de sang jaillit. Le tueur respirait bruyamment, allongé sur sa proie, expulsant l’adrénaline qui filait à travers ses veines. Coincée sous sa masse, groggy, la Mapuche ne bougeait plus. Lui avait encore le poing serré, dévisageant la fille à la figure peinturlurée étendue sous lui : il ne l’avait pas ratée. Parise jeta un regard nerveux autour de lui, le temps de se faire à la situation, qui enfin se retournait à son avantage. La fille semblait seule, avec son nez qui pissait le sang.

Ardiles geignait à deux pas de là, coincé contre le muret et les épineux.

— Aidez-moi… Parise, nom de Dieu, aidez-moi !

Jana voyait des étoiles dans le ciel triste, distinguait la brute au-dessus d’elle, qui l’écrasait. Des larmes brouillaient sa vue. Elle avait son couteau dans l’étui, tout là-bas, coincé dans sa Doc. Elle plia les jambes tandis qu’il la maintenait, les genoux plaqués sur son torse. Sa main tâtonna le sol humide, chercha désespérément une prise, sentit le manche du poignard au bout de ses doigts : Jana tira la lame et, de ses dernières forces, la planta entre les côtes du géant.

Hector Parise se figea une seconde, électrisé par la piqûre. Son rictus de surprise se transforma en colère quand il réalisa la traîtrise. Jana n’avait pas réussi à percer le foie, ni à atteindre d’organes vitaux : la lame avait glissé entre les côtes du colosse sans réussir à s’enfoncer. Il saisit la main qui tenait encore le manche, la tordit pour lui faire lâcher prise et, d’un geste rageur, envoya paître le poignard des ancêtres.

— Tu voulais me planter, hein ?! éructa-t-il, hors de lui. Tu voulais me planter !

Elle bougeait la tête, incapable de se dégager. Les jointures blêmes, Parise fixa sa proie. Une brise glacée souffla sur les hauteurs de la mission. Jana voulut protéger son visage dans un dernier geste de défense, inutile : il la massacra à coups de poing.

11

Rubén avait abandonné Torres au milieu des vignes ensoleillées et quitté le domaine de Solente dans l’après-midi. Une route cahoteuse à travers le désert longeait la cordillère. Quatre cents kilomètres. Rubén serra les dents jusqu’au crépuscule, les crocs de boucher rivés à ses entrailles se resserrant un peu plus sous les soubresauts de l’asphalte. Il émergeait sur les crêtes, le corps baignant façon formol dans l’habitacle. Il pensait à Jana, au vide de son absence, aux hommes réfugiés dans ce monastère perdu, bouillant de fièvre. Le soleil déclinait sur les monts enneigés quand il atteignit les premiers contreforts de la cordillère.