Le parc national de Los Alerces s’étendait sur près de trois cent mille hectares. Des forêts centenaires tapissaient les collines, ceinturant rivières et lacs clairs. Rubén suivit la route bitumée qui sillonnait la réserve, longea des campings fermés, quelques petites exploitations sans tracteurs où grognait parfois un cochon, des champs de pommes de terre, des vaches esseulées, une école… Effets secondaires d’antalgiques, hyperthermie ou contrecoup d’une convalescence suicidaire, il arriva au monastère de Los Cipreses dans un état de confusion proche de l’étourdissement.
La nuit était tombée sur le village de montagne. Rubén acheva la bouteille d’eau qui traînait sur le siège de la berline, vérifia le chargeur du Glock et marcha à pas comptés jusqu’à la cloche pendue à l’entrée du bâtiment. Les médicaments et la poussière avaient fini d’assécher sa gorge, l’eau qu’il buvait par litre n’y changeait rien, son corps le suppliait de s’allonger, de fermer les paupières, ou de changer d’enveloppe.
— Oui ?
Le moine qui lui ouvrit était presque aussi pâle que lui. Le type qu’ils avaient joint au téléphone, d’après la voix effacée. Rubén s’excusa pour le dérangement à une heure si tardive, se présenta comme un ami de M. Torres, demanda à voir le cardinal. Le jeune homme aux sandales élimées arbora une moue ennuyée.
— C’est que… ils ne sont pas revenus, dit-il. Ni M. le cardinal ni ses amis. Nous les attendons toujours.
— Il est onze heures du soir, nota Rubén.
— Oui, je sais. J’avoue que nous nous inquiétons…
Difficile de savoir s’il mentait ou non — on y voyait à peine à la lueur blafarde de la lanterne. Rubén tira le moine dehors et, de la main droite, le plaqua contre la porte de bois.
— Écoute, frère Tuck, lâcha-t-il d’un air mauvais, je suis fatigué et je n’ai pas de temps à perdre avec tes salades : Ardiles est là, avec les autres ?
Le moine fit danser sa pomme d’Adam devant le regard brûlant du détective.
— Dieu m’est témoin, dit-il. Quelqu’un a appelé le monastère hier après-midi en demandant à parler au cardinal. Ils sont partis peu après pour le rendez-vous.
— Quel rendez-vous ?
— Je ne sais pas, avoua le moine, le cardinal ne me l’a pas dit. Pas très loin, j’imagine : ils devaient rentrer avant la nuit, répéta-t-il.
— Qui a appelé le monastère ?
— Un certain Diaz.
Le botaniste en fuite depuis Colonia, l’ex-agent du SIDE.
— Le cardinal est parti avec Ardiles et ses hommes ? grogna Rubén.
— Heu… oui, oui.
— Quel genre de véhicule ?
— Un 4 × 4…
— Quel genre ?!
— Un Land Cruiser noir, répondit-il, les yeux louchant de peur, avec des vitres teintées…
Diaz. Il devait chercher à monnayer le document original. Ça n’expliquait pas où ils étaient partis, pourquoi ils avaient tant de retard. Le moine, visiblement, n’en savait pas plus.
— Une Indienne est venue ici ces jours-ci ? demanda Rubén. Une grande brune, la trentaine, mapuche ?
— Non. (Il secoua sa tête rasée.) Non…
Rubén grimaça devant la face blême du frère. Ils lui échappaient, une fois de plus… Il retourna vers la voiture tandis que le moine bouclait sa porte, quitta le parking. La nuit était noire. Il se gara un peu plus loin, à l’orée d’un bois. Il attendit plus d’une heure dans la pénombre de l’habitacle, guettant les mouvements à l’entrée du monastère, mais aucun véhicule ne se manifesta. Le vent dehors bruissait dans les arbres, chargé d’eau. Rubén inclina le siège, abruti de fatigue et de drogues, et plongea tête à l’envers dans un sommeil sans mémoire.
Le fantôme de Jana ne le visita pas cette nuit-là, mais le mauvais pressentiment était le même en se réveillant. Il avait comaté six ou sept heures et son corps à froid était maintenant comme une longue plainte. Le jour se levait sur les cimes et le parking vide du monastère. Rubén n’avait pas faim mais il ne tiendrait pas longtemps dans cet état.
Un chat à l’oreille croqué montait la garde devant la poubelle éventrée d’un restaurant aux rideaux tirés, encore fermé à cette heure. Rubén passait à hauteur de la ferme voisine, en quête d’un bar ouvert, quand une guimbarde à la peinture décolorée apparut dans son angle mort. L’arrière-cour d’une ferme. Il stoppa net : une vieille Ford paissait dans les flaques, sans vitre côté passager. Celle de Jana, reconnaissable entre mille. Son cœur battit plus vite. Rubén mit pied à terre et marcha vers le bâtiment, misérable sous la bruine qui s’était mise à tomber. La Ford prenait l’eau au milieu de la cour, où s’entassaient des bouts de planches, de ferraille. À l’abri d’un préau surmonté de tôles ondulées, quelqu’un bricolait sous les essieux d’un 4 × 4 : un Land Cruiser noir. Rubén jeta un regard fiévreux autour de lui, la main posée sur la crosse de son arme, ne détecta aucun mouvement derrière les fenêtres écaillées. La ferme semblait déserte, hormis le type sous l’abri qui servait de garage…
— Oh !
Un adolescent glissa du bas de caisse et dévisagea l’étranger qui approchait. Le métis avait vingt ans et se méfiait des winka.
— Je cherche la femme qui conduit la Ford, fit Rubén en désignant l’épave dans son dos : elle est ici ?
Les joues tachées de graisse du jeune homme s’empourprèrent.
— Elle est ici ? insista-t-il.
— Non…
— D’où il sort alors, ce tas de ferraille ?
— C’est à mon père, bredouilla le jeune homme.
— Immatriculé à Buenos Aires, commenta Rubén. Tu te fous de ma gueule ?
— Non… Non.
Felipe rougissait jusqu’aux oreilles.
— Écoute, s’adoucit Rubén, je suis un ami de la femme à qui appartient la Ford : dis-moi où elle est !
— Je ne sais pas, s’entêta le métis. Je sers au restaurant, c’est tout.
— Ah oui. Et ce 4 × 4 ? relança-t-il en désignant la carrosserie du Land Cruiser, trouée d’impacts de balles. Tu vas me dire qu’il est tombé du ciel, pile dans ta cour pourrie ?
Les yeux du winka le traversaient de part en part.
— Mon père et mon frère sont partis à la ville. C’est eux qui l’ont ramené, moi je…
— Je me fous du 4 × 4, coupa Rubén. Tout ce qui m’intéresse, c’est les types qui étaient dedans. Eux et la femme qui conduisait la Ford. Il s’agit d’une histoire de meurtre. Dis-moi ce que tu sais avant de t’attirer un tas d’ennuis.
Felipe se dandina, finit par avouer que les deux véhicules avaient été abandonnés la veille, dans la forêt. Le 4 × 4 était accidenté, ils avaient dû le sortir du fossé avec son père et son frère, partis chercher des pièces, la Ford était en l’état ; ils avaient ramené les voitures à la ferme, pour les réparer…
— Qui vous a dit que ces véhicules étaient abandonnés ? demanda Rubén.
— La Mapuche, répondit le serveur du restaurant. Jana…
Rubén fourra des billets de cent pesos dans la poche du blanc-bec.
— Montre-moi l’endroit.
Les cailloux de la piste ricochaient contre le bas de caisse. Felipe restait silencieux sur le siège avant de la berline. Il avait vu la crosse du pistolet qui dépassait de la veste de l’étranger, son visage trempé de sueur malgré la vitre ouverte, la douleur dans ses yeux. Ils traversaient la forêt, à fond de troisième sur la piste devenue glissante. Le jeune homme n’était pas rassuré, regardant d’un œil mélancolique la pluie élastique sur les collines. Il se demandait si ce type lui mentait, si on les accuserait de vol, de quel meurtre il parlait. Ils grimpèrent un lacet, s’engagèrent dans un long virage à travers la forêt. Felipe fit signe de ralentir : c’était par là.