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Un coin perdu entre lacs et collines, au milieu des araucarias et des bosquets insondables. La première ferme était à des kilomètres… Rubén inspecta les traces sur le bord de la piste. Il avait plu mais un arbre se tenait incliné près du fossé. Un pin, avec des marques de peinture sur le tronc. Il courba l’échine, vit des éclats de pare-brise parmi les herbes, des bouts de plastique, aussi des douilles. Il y en avait au moins une dizaine, de plusieurs calibres, éparpillées près du lieu de l’accident… Rubén se redressa, des fourmis dans le sang. Le métis se tenait à distance, inquiet à l’idée de gagner tant d’argent si facilement.

— C’est Jana qui vous a dit de récupérer le 4 × 4 ? Sa Ford aussi, tu es sûr ?

Felipe fit un signe affirmatif. La veille au soir. Rubén se tourna vers la forêt, circonspect. La végétation était dense sous les branches, le ciel d’un blanc chimique par-delà les collines.

— Il y a un sentier à travers la forêt ? demanda-t-il.

— Oui. Un peu plus haut, dans le virage. Mais ça ne va nulle part, ajouta le jeune homme. Y a rien par ici : que les ruines d’un monastère, à une ou deux heures de marche…

Plein nord, c’était la direction. Rubén avait remonté la piste à pied en suivant les indications du métis. Les antalgiques le rendaient fébrile, la douleur irradiait de son flanc gauche, une pointe enflammée juste au-dessus du cœur. Il gémit le long du sentier, presque invisible sous les frondaisons. Les racines et les ronces freinaient sa progression, la pluie tombait à grosses gouttes éparses, filtrée par les branches, aiguisant l’odeur d’humus. Il trouva une nouvelle douille à terre, qui provenait d’une carabine. Calibre 7.62. Le même que son Remington. Jana. Elle les avait pris en chasse, dans la forêt… Rubén grimpa la pente douce qui filait à travers bois, les poumons au supplice, n’entendait plus que son pouls bourdonner jusqu’à ses tempes, comme des appels au secours. Il s’arrêta un instant pour boire un peu d’eau, jeta la bouteille vide, marcha encore, les poches de sa veste alourdies de chargeurs, épiant les bruits de la forêt. La pluie l’avait trempé sans le rafraîchir. Jana était là, noyée quelque part, chasseuse ou chassée parmi l’océan de verdure. Il stoppa de nouveau, perdu, épuisé par cette course comme une chute dans le vide. La boue collait à ses chaussures quand des croassements sinistres le guidèrent jusqu’à la clairière voisine.

Un vent maussade balayait la petite étendue de boue. Un homme pendait sous un arbre, pantin nu et grotesque avec sa tête tordue à même le sol, et son pied puant encore attaché à la branche. Le tibia fracturé était sorti de la jambe, la peau d’un noir violacé, comme si la gangrène déjà l’attaquait. Rubén dut chasser les corbeaux pour identifier le tortionnaire du delta. Les charognards s’acharnaient sur ses yeux et il n’avait plus d’oreilles : une blessure nette, qui n’était pas l’œuvre des oiseaux.

Rubén vomit au pied de l’arbre. Il se redressa mais le ciel basculait. Il aperçut la pelle métallique abandonnée près de l’amas de terre retournée, à quelques pas de là. Une tombe, fraîchement creusée. Les haut-le-cœur succédaient aux nausées. Il trouva quelques bouteilles d’eau pleines dans les fougères, une lampe à gaz, des emballages plastique : les restes d’un campement… Du massacre. Rubén pataugeait dans les flaques quand une sorte de couinement sur sa gauche le sortit de sa torpeur : Diaz se terrait derrière un tronc, enchaîné, le regard à moitié fou.

— Aidez-moi, glapit-il du bout des lèvres. Aidez-moi, je vous en prie…

Le botaniste rêvait de mourir parmi les fleurs, pas de faim dans cette auge, chiant de peur et suppliant. Il pleurait comme un chiot, incapable de maîtriser les tremblements qui l’agitaient. Reconnaissait-il le détective ? Rubén approcha de l’arbre où on l’avait enchaîné, le cœur serré. Jana : ce n’était plus de la vengeance, mais du suicide.

— Où est-elle ? le pressa-t-il. Où est l’Indienne ?

— Hiiii.

Oui, Franco Diaz était devenu fou. Rubén tira sur la chaîne qui serrait son cou.

— Par où est-elle partie ?! Putain, réponds-moi !

— Là… (Il tendit ses ongles pleins de terre vers les bois.) Là… Je… je vous en prie, libérez-moi.

Le nord, toujours. Pas d’autre solution que de le croire. Rubén visa les arbres sous la bruine et, sans un mot, abandonna le captif à son sort. Les exhortations du botaniste se perdirent vite dans son dos ; il appela Jana sous les futaies, plusieurs fois, mais ses jambes le portaient à peine. Il respirait par le ventre, l’esprit vague dans un corps cristallin. Il ne savait plus s’il était en train de se perdre, de la perdre, de tout perdre. Le Glock sous sa veste pesait une tonne, les chargeurs dans sa poche semblaient le tirer vers le bas.

— Jana ?!… Jana !

Des larmes d’impuissance montaient à ses yeux tandis qu’il l’appelait, en vain. Il marcha au hasard, sans plus de repères. La cage à lions, les petits pas d’orphelins, Elsa, Daniel, l’Histoire bégayait. Rubén désespérait au milieu de la forêt quand un chien apparut sous les branches. Un bâtard au poil sale qui émit un jappement bizarre en trottinant vers lui.

— D’où tu sors, toi ?

Difficile de savoir si sa queue frétillait ou s’il crevait de faim : il renifla l’étranger, tendit son museau grisonnant en gage d’on ne sait quoi, piétina le sol, tourna autour de lui comme un manège. À qui d’autre que Jana pouvait appartenir ce sac à puces ? L’animal semblait l’attendre. Rubén le suivit à travers bois. Le jour perçait par intermittence, il bouillait de fièvre mais ce chien miteux avait quelque chose de familier et savait visiblement où il allait. Les pins se firent moins denses. Le chien se retournait vers l’homme qui lui emboîtait le pas comme pour lui enjoindre de se presser, mais Rubén était déjà au bord de la rupture. Une détonation claqua soudain dans l’air humide. Un coup de feu qui venait des hauteurs : trois cents mètres peut-être. L’ancienne mission. Rubén s’élança, le cœur dans la gorge. Chaque mètre lui coûtait une vie mais il n’y avait plus de chien, de ciel blanc ni de pluie : deux silhouettes gisaient plus haut entre les ruines.

Une femme aux cheveux noirs, et un géant chauve dressé sur elle, qui s’acharnait sur son visage à coups de poing. Ses sutures craquaient dans son dos, Rubén sentait le sang couler sous ses vêtements, ou alors lui aussi devenait fou. Un mauvais rêve.

— Tu voulais me planter, hein ?! Tu voulais me planter !

Parise soufflait si fort pour expulser sa haine qu’il n’entendit pas venir les pas dans son dos : quand il se retourna, deux lames grises piquées de bleu le fixaient, et la gueule noire d’un Glock.

Rubén pressa aussitôt la queue de détente. La tête projetée en arrière, le géant effectua une brève vrille avant de tomber sur le sol. Un nuage de poudre s’évapora. À bout portant, le cerveau de Parise avait explosé. Le chien jappa, apeuré. Sentant une présence, Rubén braqua le pistolet sur sa droite et vit le vieillard qui tremblait contre le muret. Ardiles. Il tenait son bras bandé contre lui, recroquevillé parmi les épineux et les pierres rongées de mousse, sans arme. Jana ne bougeait pas, écrasée par le cadavre de Parise ; Rubén s’agenouilla et gémit en dégageant les cent dix kilos de la brute.