— Jana…
Des morceaux de chairs gélatineuses avaient giclé sur elle, inerte. Rubén ne voyait que son visage affreux sous la peinture craquelée, ne savait par quel bout la prendre : le nez, les lèvres, les yeux, tout ce sang qui s’écoulait d’elle… Il découvrit le collier d’oreilles sur sa poitrine, frissonna d’horreur.
— Jana, murmura-t-il. Jana…
Ses arcades avaient éclaté sous les coups, son nez cassé était en bouillie, sa bouche fendue. Pas d’impact de balles, ni de plaies, que le poison de la barbarie dans ses veines. Rubén arracha le collier sanguinolent de son cou et l’envoya au loin.
— C’est fini, dit-il en la serrant. C’est fini…
La bruine tombait sur le champ de ruines. Il berça sa fée malade, ses cheveux poissés de sang, l’implorant de vivre.
Non, Jana était une fille courageuse, elle ne pouvait pas mourir, pas maintenant, pas après ce qu’ils avaient traversé. Il tressaillit en sentant son pouls contre son cœur. Elle eut un soupir et ouvrit les yeux, subjuguée.
— Rubén…
Sa voix remontait du fond des âges. Était-il devenu comme elle, un fantôme ? La Mapuche resta un moment incrédule, dévisagea Rubén, les yeux baignés de larmes roses, puis elle aperçut Gasoil à ses côtés, qui reniflait le cadavre du tueur. Tout redevint net, réel : les ruines de l’ancienne mission, la lumière blanche du matin, la bruine. Secondes stupéfiantes. Rubén.
— Je croyais… qu’ils t’avaient tué, bredouilla-t-elle.
— Non… Non.
Jana l’enlaça, de toutes ses forces, et la haine qui depuis des jours lui tordait le ventre sembla voler en éclats. Rubén l’avait ramenée d’entre les morts. Il lui dit des mots de réconfort, des mots d’amour, blottis l’un contre l’autre, le temps qu’elle réalise sa terrible méprise. La pluie fine rafraîchit leurs visages ; celui de Jana n’était qu’un masque de douleur, des larmes de sang coulaient sur ses joues mais elle ne les sentait plus. Rubén voulut l’aider à se relever mais c’est lui qui chancelait. Elle vit son teint livide, le bras qu’il pouvait à peine bouger, les bouts d’âme bleue qui s’accrochaient à la vie.
— Tu vas tenir le coup ? demanda-t-elle.
— Oui, oui…
Il y avait de l’eau au campement, la descente à travers bois les mènerait jusqu’à la clairière où Diaz les attendait, enchaîné à son arbre. Les Grands-Mères avaient besoin de l’ex-agent du SIDE, du général et des autres pour recueillir leurs témoignages et les juger, tous, jusqu’au dernier… Gasoil menait une garde inutile près d’Ardiles, qui les observait depuis les épineux, l’œil vitreux. Jana cala Rubén contre son épaule, pour l’aider à marcher. Il marcherait. Ils ne se quitteraient plus — plus jamais.
Leurs ennemis les appelaient les Auracan, ceux qui ont la rage. Du pied, la Mapuche secoua le vieil homme à terre.
— Relève-toi, sale fils de pute.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition, Éd. La Fabrique
Diana Quattrocchi-Woisson (sous la direction de), L’Argentine après la débâcle, Éd. Michel Houdiard
Miguel Benasayag, Malgré tout, Éd. François Maspero
Carlos Gabetta, Argentine, le diable dans le soleil, Atelier Marcel Jullian
Éric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Éd. Charles Léopold Mayer
Victoria Donda, Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine, Éd. Robert Laffont
Philippe Broussard, La disparue de San Juan, Éd. Stock
Alicia Dujovne Ortiz, Buenos Aires, Éd. Champ Vallon
Sarah Botton, La multinationale et le bidonville, Éd. Karthala
Carmen Bernand, Histoire de Buenos Aires, Éd. Fayard
Pierre Kalfon, Pampa, Points poche
William Henry Hudson, Un flâneur en Patagonie, Sous le vent de la pampa, Éd. Payot
Pauline Pascal, Traveland, Éd. l’Harmattan
José Muchnik, Guide poétique de Buenos Aires, Tiempo Éditions
REMERCIEMENTS
Un abrazo aux Magnificent Seven, fidèles compagnons d’aventure, constants du Niceto à La Mascara, à Sergio Nahuel, photographe tout-terrain, à Daniela, Leslie et Karla, petite fée mapuche ramassée sur la route de la machi, à Miguel et Barbara, flores et noctambuleries portègnes, à Nicolas et Emilie Schmerkin pour le prénom, le contact et vos parents humains, aux délicieux Rodolfo De Souza et Marilù Marini, du théâtre aux livres, un abrazo à Sophie Thonon, avocate pugnace, et à Rosa la fine Abuela, à la fondation France-Libertés de Danielle Mitterrand, au Collectif argentin pour la Mémoire, Alicia à Paris et les autres, à vous les filles, à Fabien anthropologue et à l’aide du Quai-Branly, à Florent pour l’aviation, à mes lectrices Clem et Stef du Collectif des Habits Noirs, un abrazo à toi Aurel pour les mots qu’il fallait, à la placide patience de Susana lors des cours préparatoires (« Las putas al poder ! »), à Florence Malgloire pour le premier appart de San Telmo, à Eugenio pour l’asado breton du delta, à Jose et à ses Frères mapuche détenus au Chili (Pewkawal !) — mais c’est une autre histoire…