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Porte-voix d’un rap ethnique et explosif, un mètre quarante-cinq égaré dans un short et des grosses baskets sur ressort, Miss Bolivia était entourée de ses fans, une demi-douzaine de petites poupées lesbiennes qui la suivaient partout. Le courant passa aussitôt. Rubén paya une tournée de Coca. La rappeuse confirma avoir appelé Maria la veille, au sujet de la pochette de son prochain album. La petite Bolivienne ne l’avait pas vue depuis le shooting dix jours plus tôt, c’était la fin des vacances, tout le monde était encore un peu à droite à gauche. Maria Victoria n’était de toute façon pas une amie intime, elles s’étaient juste croisées pour le boulot : elle ne savait pas si la photographe avait un mec attitré, ce qu’elle fichait de ses nuits, si elle s’intéressait à la politique, à l’astrophysique ou au toilettage pour chiens.

— Tout ce que je peux te dire, c’est que Maria est hétéro, certifia Miss Bolivia.

Les petites poupées gloussèrent dans son dos. Il quitta le bar avec le CD de la rappeuse.

Des filles aux seins en obus faisaient celles qui aimaient ça sur les flyers mal photocopiés : Rubén envoya balader la dizaine de rabatteurs qui racolait Plaza Dorrego et rentra chez lui. Jo Prat rappela sur son portable alors qu’il arrivait, à demi trempé.

*

Jo Prat avait créé son groupe de rock au début des années 80, quand les militaires avaient dû lâcher du lest face à la pression sociale. Los Desaparecidos avaient salué la victoire de la démocratie au stade Obras Sanitarias, portés par une foule vengeresse :

Milicos, hijos de puta ! Qué es lo que han hecho con los desaparecidos ?! La guerra sucia, la corrupción son la peor mierda que ha tenido la nación ! Qué paso con las Malvinas ? Esos chicos ya no estan, no podemos olvidarlos y por eso vamos a luchar[6] !

La suite avait été moins glorieuse : le groupe avait écumé les salles et les festivals pendant quatre ans sans prendre de vacances, supporté le stress, la promiscuité et la défonce, avant de sombrer dans les querelles d’ego et l’alcool. La colombienne et les paillettes des années Menem avaient fini de l’écœurer : clash, dépression, cure, Jo Prat avait traversé plusieurs déserts où il avait séché mille fois. Les désillusions et les coups venus de gens qui la veille le caressaient dans le sens du cuir l’avaient rendu taciturne, sombre et amer — « Du charbon à ciel ouvert », comme il disait dans ses chansons… Courageux ou téméraire, Jo Prat reprenait à cinquante ans une carrière solo avec un album et une tournée qui avait débuté en novembre, avant les festivals d’été.

Gurruchaga 3180, Palermo Hollywood. Les rues pavées étaient ombragées par des platanes aux troncs criblés de slogans amoureux. Jo habitait à deux cuadras de la Plaza Cortázar, réputée pour ses bars à bières, ses écrans géants et ses boutiques branchées hors de prix, une bâtisse blanche à deux étages avec balcon perché dans les feuillages d’un gommier.

Un peintre voltigeur harnaché à ses poulies repeignait les volets du petit immeuble voisin, sous les aboiements perçants d’un cabot ; Rubén croisa le visage accablé de l’ouvrier, shoota dans le clébard pour le faire détaler, jeta sa cigarette au fil du caniveau et s’engouffra dans le hall. Un escalier de marbre patiné menait à l’étage. Prévenu de sa visite, le chanteur ouvrit aussitôt.

Le dernier Grinderman passait dans le salon d’un appartement au design raffiné qui tranchait avec l’aspect lugubre du personnage : empâté, les yeux maquillés, vêtu d’un pantalon de cuir noir malgré la chaleur humide, Jo Prat eut un accueil plutôt froid.

— Vous n’avez pas une tête de privé, fit-il remarquer alors que Rubén pénétrait dans son antre.

— Vous vous attendiez à un type avec un chapeau et une flasque dans la poche ?

— Je ne bois plus que du thé vert, déclara l’ancien rocker. Vous en voulez ?

— Vamos…

Il y avait une Fender accrochée au mur, des estampes et une théière ouvragée fumante sur la table du salon japonais. Un chat angora blanc sorti d’un vieux Walt Disney sauta du fauteuil où il dominait la plaine et, intrigué par les bottines italiennes de l’étranger, les renifla avec une application de fauve professionnel.

— Ledzep, fit Jo Prat en guise de présentation.

L’animal se frotta au cuir comme s’il voulait en faire sortir un djinn, avant de se détendre un peu. Rubén rangea ses jambes sous le siège nippon tandis que le maître des lieux faisait le service. Un inhalateur traînait sur la table. Ventoline.

— Alors ? s’enquit le chanteur.

Rubén expliqua la situation, le coup de fil de Maria Victoria à Página 12, le silence qui depuis entourait la photographe. Le visage de Jo Prat se rétracta à mesure qu’il parlait, ce qui n’arrangea pas son double menton.

Le chat faisait le forcing pour s’installer sur ses genoux mais Rubén tenait à peine assis.

— Vous l’avez vue, ou eue au téléphone dernièrement ? demanda-t-il, le visage plein de poils.

— Non, répondit Jo. Pourquoi, vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ?

— C’est ce que je cherche à savoir… Je peux fumer ?

— Tant que vous ne m’envoyez pas votre poison dans la gueule…

Ledzep n’appréciait pas trop la cigarette, mais il resta concentré sur son objectif.

— Maria vous parlait d’elle, ou de ses problèmes ? continua Rubén.

— Pas vraiment… En tournée on se dit surtout des conneries. C’est ça ou le stress, ajouta le musicien, pragmatique.

— J’ai trouvé des anxiolytiques chez elle : Maria a des tendances dépressives ?

— Bah…

— Elle suit une thérapie ?

— Comme tous les gens ici, non ?

Buenos Aires ou le plus fort taux de psychanalystes au monde.

— Hum. Maria a quoi comme rapports avec ses parents ?

Jo haussa les épaules.

— Normaux…

— C’est-à-dire ?

— Elle les voit peu, d’après ce que j’ai compris.

— Vous savez pourquoi ?

— Ma foi non.

— Son père est une des plus grosses fortunes du pays, insinua Rubén.

— Justement, il n’y a pas de quoi se vanter, grinça le rebelle en resservant une tournée de thé vert.

— Maria a une raison de lui en vouloir ?

— À son père ? Bah, je sais que Maria a eu sa période grunge quand elle était ado, ou gothique, mais bon, pas de quoi se jeter d’un pont. Et puis, c’est l’âge où on s’oppose à ses parents : les siens sont peut-être pourris de fric mais Maria a trouvé avec la photo le chemin et les moyens de son indépendance, vis-à-vis de ses parents comme du reste du monde.

— Une solitaire ?

— Plutôt quelqu’un qui sait compartimenter sa vie : privée d’un côté, professionnelle de l’autre. C’est ce qui nous rapproche.

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6

« Militaires, fils de pute ! Qu’avez-vous fait des disparus ?! La guerre sale, la corruption, voilà la pire merde arrivée à la nation ! Que s’est-il passé aux Malouines ? Ces enfants déjà ne sont plus, nous ne pouvons pas les oublier et pour ça nous continuons la lutte ! »