Au prix d’un âpre combat avec la pesanteur, Ledzep trouva l’équilibre sur les cuisses de Rubén. Le temps qu’il s’installe, ils en avaient pour une heure.
— Maria est engagée au niveau politique ? demanda le détective.
— Vous voulez dire à gauche ?
— Oui.
— Vous connaissez des artistes de droite ? railla Jo Prat.
— Personne n’est parfait, concéda Rubén en repoussant la queue angora qui l’empêchait de voir son interlocuteur. Et ça ne répond pas à ma question.
— Non, pas spécialement engagée. Juste dans ce qu’elle fait. C’est déjà bien, remarqua Jo en le prenant à témoin. Dites, Calderón, pourquoi vous n’interrogez pas directement ses parents ? S’il y a quelqu’un qui peut vous aider, c’est eux, il me semble ?
Ils rentraient aujourd’hui de Mar del Plata d’après Carlos, qui avait fini par contacter l’employée de maison. Rubén écrasa sa cigarette dans l’écuelle à sashimis sans déranger le chat.
— Vous habitez le même quartier que Maria et vous ne vous êtes pas vus depuis des semaines, avança-t-il.
— Je suis en tournée depuis le début de l’été, répliqua le chanteur. Je repasse chez moi entre deux séries de dates. De toute façon, on ne se voit pour ainsi dire jamais en dehors du boulot… Pourquoi vous me posez toutes ces questions ?
Ledzep faisant le mort, il fallut que Rubén l’hélitreuille jusqu’au parquet pour atteindre la poche de sa veste. Il actionna son BlackBerry et montra les clichés trouvés dans le loft de Maria.
— Ces photos ont été prises fin novembre, dit-il, lors de votre concert à Rosario. Vous en pensez quoi ?
Le chanteur fit la moue devant l’écran miniature, révélant des bajoues naissantes.
— Elles sont plutôt avantageuses, non ?
Vexé, Ledzep eut un regard hautain vers l’étranger.
— Maria Victoria ne vous a pas contacté depuis le tirage ? demanda Rubén.
— Je vous l’aurais dit.
— Sauf si vous avez quelque chose à cacher.
— J’ai assez à faire avec mon gras du bide, ironisa le rocker.
— J’ai trouvé de la marijuana et de la cocaïne dans sa table de nuit : elle se droguait ?
— Si baiser sous ecstasy vous pose un problème, c’est vous le problème. Maria n’était pas une junkie, assura Jo. Depuis le temps, je les repère à des kilomètres.
Sûr.
Rubén le fixait de ses yeux anthracite, de l’autre côté de la table.
— Je peux savoir pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Parce que Maria Victoria est enceinte, annonça le détective à brûle-pourpoint.
Jo Prat marqua un temps d’arrêt.
— Enceinte ?
— De trois mois, d’après les analyses, confirma-t-il. Je ne suis pas fortiche en enfants, mais à mon avis Maria compte le garder.
Le séducteur fronça ses sourcils, criblant son front de rides épaisses.
— Vous couchez souvent ensemble ? demanda Rubén comme une évidence.
— À peu près chaque fois qu’on se croise, répondit Jo Prat sans ciller.
— La dernière fois fin novembre, à Rosario ?
— Possible. Si vous m’incluez parmi les géniteurs potentiels, sachez qu’en trente ans de tournées je dois être le père d’une bonne douzaine de lardons.
Rubén ralluma une cigarette, moins avenant.
— Ça vous émeut aux larmes, la paternité…
— Je n’ai jamais voulu d’enfants dont je ne pourrais pas m’occuper, expliqua Jo. Arrangez-vous avec le reste. Sans compter que Maria a pu coucher avec d’autres mecs à la même période.
— Elle est tombée enceinte fin novembre d’après les analyses, vous étiez ensemble cette semaine-là et vos portraits pendent au milieu de son loft. Désolé de vous l’apprendre, mais tout laisse croire que le bébé est de vous…
Les cernes du chanteur s’alourdirent un peu plus sous son maquillage.
— J’imagine qu’elle ne vous a rien dit pour éviter d’avoir à avorter clandestinement, au cas où vous insisteriez en ce sens, ajouta Rubén.
On n’avortait toujours pas légalement en Argentine. Jo Prat sortit de ses marécages.
— Vous croyez que le fait d’être enceinte a un rapport avec sa disparition ?
— Je ne sais pas.
Une sirène hurla dans la rue. La nouvelle laissait l’ex-star au milieu d’un champ de mines. Il resta un moment perplexe devant son thé froid. Les images se bousculaient dans sa tête : le sourire de Maria quand ils avaient baisé dans la chambre d’hôtel de Rosario, le champagne auquel elle avait à peine touché, lui sans préservatifs — comme d’habitude avec les femmes qu’il connaissait déjà —, son air doux et paisible sur l’oreiller quand ils s’étaient endormis, enlacés après l’amour… Maria savait-elle déjà, par quelque sortilège féminin, qu’elle portait un enfant de lui ? Comptait-elle le lui dire un jour ?
Le silence qui suivit la révélation rappelait la voix de Nick Cave dans les enceintes. Jo releva sa chevelure gominée.
— Vous savez quoi d’autre, Calderón ?
— Que le père de Maria Campallo finance la campagne de Torres, qu’elle a laissé un message à un journaliste d’opposition et qu’on n’a plus de nouvelles depuis. Pour le moment, c’est à peu près tout.
Le vampire blêmit à l’ombre du crépuscule qui filtrait par les persiennes. Même si Maria avait caché l’existence de cet enfant, même si elle ne cherchait en lui qu’un géniteur, c’est lui qu’elle avait choisi. Il ne pouvait pas la laisser comme ça, perdue dans la nature…
— Vous travaillez pour qui ? lança-t-il au détective.
— Personne.
— Vous croyez que Maria a disparu ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— C’est ce que je cherche à savoir…
Jo Prat hésita un moment. Puis il se leva, sans un mot, enjamba le chat blanc répandu sur le parquet et se dirigea vers le secrétaire près de l’entrée. Il fouilla dans un tiroir, revint vers Rubén, toujours prisonnier du banc japonais.
— Voici trente mille pesos, dit-il, l’œil noir. À titre d’avance… (Une enveloppe s’échoua sur la table basse.) Retrouvez-la, conclut le rocker. Elle et mon putain de gosse.
5
Un entrefilet dans les journaux du jour parlait d’un corps non identifié retrouvé la veille au pied du vieux transbordeur de La Boca : un homme d’une trentaine d’années. Rien de plus. Les actes de barbarie, la piste d’un crime sexuel, le genre de la victime, tous les détails sordides de l’affaire étaient passés sous silence.
Jana s’était levée tôt pour acheter la presse et avait appelé le commissariat de La Boca dans la foulée pour obtenir des explications : d’après le flic joint au téléphone, l’enquête suivait son cours. Impossible de connaître l’identité complète de la victime, de savoir si sa famille avait été avertie, si la police avait interrogé des témoins ou retrouvé le sac à main de Luz dans les environs. Jana avait insisté mais le flic au téléphone s’était énervé : si elle avait des révélations à faire, elle pouvait prendre rendez-vous avec le sergent Andretti, dans le cas contraire, il était inutile de rappeler…
Un vent de cathédrale soufflait sur les structures métalliques du hangar de Retiro. Il était dix heures du matin, Jana finissait son petit déjeuner, pensive, quand Paula fit coulisser la porte de l’atelier.
Le travesti portait une robe lait cru sur des collants noirs, un collier de perles opalines et un mur de maquillage défraîchi après sa tournée dans les clubs de la ville.