— Salut !
— Salut, Jana ! Déjà debout ?!
Ses talons crissèrent sur les particules de verre et de béton qui jonchaient le sol, stoppèrent devant la sculpture monumentale.
— Tu fais des travaux ? lança-t-elle pour déconner.
L’île de la Grande Tortue et ses territoires autochtones, pulvérisés par ses soins — son chef-d’œuvre. Jana laissa tomber :
— Tu veux une bière ?
Paula reluqua les restes du petit déjeuner sur le bar, des petits gâteaux au lait bon marché, l’alfajor, dont les gamins raffolaient, tenta son va-tout.
— Tu n’as pas du café ?
La pluie se remit à tambouriner sur le toit. Jana partit vers la cuisine pendant que sa copine s’affalait sur les banquettes de 404 de l’« espace salon ». Elle avait écouté le message de Luz laissé sur le portable la nuit du meurtre : des mots brefs — « il faut que je te parle d’un truc super important », sans autre indice qu’une musique de fond, indéfinissable.
— Alors ? lança la Mapuche en tordant le cou d’une cafetière italienne.
— J’ai écumé tous les bars, les boîtes, les afters et les baisodromes du pays, souffla la désœuvrée. Personne n’a vu Luz, nulle part… Putain, je suis dégoûtée.
Paula inspecta son rimmel dans le miroir tiré de son sac, pas brillant non plus.
— Tiens, dit Jana en tendant une tasse de café noir à l’oiseau de nuit.
— Merci…
Jana s’installa avec elle sur les sièges de bagnole.
— Il était plus d’une heure quand Luz t’a laissé le message et il y avait de la musique : peut-être qu’elle n’est pas allée bosser ce soir-là.
— Elle me l’aurait dit.
— Sauf si elle avait une raison de te le cacher : un plan avec un type spécial par exemple, avança Jana.
— Qui aurait à voir avec ce « truc super important » ?
— Peut-être, oui.
Paula fit une moue mal poudrée.
— Si ce fameux type était le meurtrier, Luz n’aurait pas eu le temps de m’appeler pour me donner rendez-vous ; elle aurait demandé du secours, ou dit de quoi il retournait.
— Hum…
Jana élaborait des scénarios mais aucun ne lui convenait. Les flics de La Boca gardaient leurs informations sous le coude, sans doute pour ne pas alerter la presse à scandales, aussi minable ici qu’ailleurs, éviter de créer la psychose ou plus sûrement cacher leur grande incompétence — d’après Paula, il fallait que les coupables soient nuls au point de téléphoner avec les portables de leur victime pour que la police résolve une affaire…
— C’est qui d’habitude, les clients de Luz, demanda Jana, des dopés ?
— Aussi, oui. Des gens seuls le plus souvent.
— Elle se défonçait ?
Paula haussa ses épaules en serrant les genoux sur la banquette.
— Bof.
— Crack ? Coke ? Héro ?
— Non… Non. Une petite ligne de temps en temps. Mais elle ne se droguait pas.
— Comme Chet Baker, quoi.
— Quand même pas.
— Elle dealait ?
— Non, je l’aurais su, ça aussi… (Paula bâilla malgré elle.) Pauvre Luz, soupira-t-elle tristement. Dire que je ne connais même pas son nom de famille. Tu connais le mien au moins ?
— Michellini. Miguel Michellini. Ne t’inquiète pas, tu n’es pas faite pour l’anonymat. (Jana écrasa sa cigarette dans la soucoupe où s’entassaient les mégots du petit déjeuner.) En tout cas, il est hors de question que tu retournes tapiner, ma petite : pas tant qu’un malade traîne sur les docks.
Paula allongea ses yeux de mésange sur la banquette.
— C’est bien joli, Cendrillon, mais il doit me rester deux cents pesos en poche. Si je ne travaille pas un peu, on ne tiendra pas un mois à la blanchisserie. Ça va mal, tu sais, ajouta-t-elle, la mine contrite. Les frais pour les soins de maman s’accumulent, on n’a pas de quoi payer et côté ciboulot, ça s’arrange pas non plus. Tu connais pas la dernière ? Je l’ai trouvée hier soir en train de mâchonner des reçus : ouais, des factures ! certifia Paula. Elle bouffe n’importe quoi ! Putain, si ça se trouve elle a même avalé des billets de banque !
La Mapuche grimaça.
— La Vieille Sorcière à Cornes…
— Tu sais bien que c’est plus compliqué que ça, soupira le travesti.
Jana rumina — elle avait vu la vieille une fois, à la blanchisserie : complètement marteau.
— On en a déjà parlé, fit-elle. Pourquoi tu ne viens pas t’installer dans le jardin ? Ta loge est déjà prête, tu n’as qu’à pousser tes frusques et installer un matelas !
— Ça ne règle pas le problème de ma mère, rétorqua Paula. Je ne peux pas la laisser dans cet état, encore moins en ce moment : entre les dettes, son état de santé, et le chorégraphe qui ne me rappelle pas… Qu’est-ce qu’on va devenir ? se lamenta-t-elle bientôt. Je suis bien obligée de travailler sur les docks !
— Pas tant qu’un psychopathe traîne dans le coin, répéta la sculpteuse, catégorique. Tu as envie de finir comme Luz ?
— Non, mais…
— Promets-le-moi ! Le temps qu’on trouve une solution.
Paula acquiesça devant son regard noir, où brillait une pure amitié.
— O.K., concéda-t-elle. Mais il va falloir en trouver une, et vite… (Elle regarda sa montre et fit un bond sur le siège de 404.) Oh merde, on est dimanche, je vais être en retard ! Putain, il faut que je me démaquille sinon l’autre va en bouffer son rosaire !
— Bonne idée, commenta Jana.
Paula enfourcha ses talons et traversa l’atelier sur un fil invisible.
— Je t’appelle tout à l’heure, hein ! Bye, mon ange, bye bye !
Jana voulut lui dire d’envoyer paître sa mère à l’autre bout du cosmos, mais une moitié d’« elle » avait déjà filé sous la pluie.
Peu de travestis étaient des hommes efféminés : leur psychologie était féminine, pas leurs épaules. Miguel Michellini avait les traits fins, un corps menu, des manières délicates… Jana ne savait pas pourquoi il n’avait pas changé de sexe : Miguel n’avait jamais été un homme.
C’est bien ce qu’on lui reprochait.
Miguel avait rêvé d’une femme complice à ses côtés, qui lui prêterait ses vêtements, ou, mieux, d’une femme qui lui procurerait l’illusion qu’on le forçait à s’habiller en fille — et qu’il cédait à sa requête… Aussi loin qu’il se souvienne, l’univers féminin l’avait toujours attiré : leurs mouvements, leurs vêtements, leurs jeux. Miguel avait d’abord refoulé cette pulsion mais l’attraction ressurgissait selon les circonstances et les témoins — féminins toujours. Et puis il y avait eu ce jour au début de sa puberté, quand une cousine qui s’était amusée à le travestir avait vu la bosse grossir sous la robe qu’il portait : ce frôlement, cette sensation d’être armé de soie en se glissant dans le tissu, l’ardent frisson sur sa peau, c’était tout bonnement délicieux. Son orientation sexuelle s’était définie ce jour-là, dans une chambre d’été où sa cousine riait.
Le désir de recommencer avait grandi avec son corps. Miguel s’était toujours senti seul au monde. C’était comme s’il lui manquait un bout de lui-même, sans père, sans frère et surtout sans sœur : sa passion pour l’univers opposé comblerait sa solitude. Il ne s’était jamais senti bien dans sa peau. Ou alors dans celle d’un autre inconnu. Comme si sa place n’était pas la sienne, qu’un vide intense l’emplissait, comme s’il manquait de lui, de sa propre identité… Très vite, il lui avait fallu des habits de femme ; se cachant de sa mère, Miguel avait commencé par faire les poubelles avant de venir rôder sur les marchés, dans les fripes de magasins discount. La vue de certaines pièces ou étoffes entraînait chez lui un affolement sexuel qui le poussa bientôt à ne plus se masturber que travesti. Restait à affronter la rue. Il comprit que la sobriété n’était pas assez trompeuse, que la sophistication l’était trop, s’habillait en conséquence. Miguel apprit à marcher, à se livrer au regard des autres, à ressentir avec fulgurance ce que percevait le passant à l’instant où ils se croisaient, à s’asseoir en gardant les genoux joints ; avec le temps, Miguel avait appris à devenir Paula. Devant sa glace, « elle » pouvait répéter mille fois le même geste, comme pour s’en imbiber — tout cet auto-érotisme qui le rendait si seul. Car le premier public du travesti, c’était lui-même…