— Je t’ai pris un rendez-vous chez le docteur, lança Rosa depuis l’arrière-boutique de la blanchisserie. Cette fois-ci, tu as intérêt à y aller !
Miguel se retourna vers sa mère : la vieille femme triturait le rosaire qui pendait à l’accoudoir de son fauteuil roulant, en le fixant avec des yeux de mouette. Miguel reposa le fer à repasser sur son socle.
— Je n’ai pas besoin d’aller chez le docteur, maman, répéta-t-il. Je ne suis pas malade.
— C’est pas ce que dit le pape ! (Rosa réfugia ses doigts malades sous sa couverture à carreaux.) Ni le frère Josef !
— Aaah… Il commence à me les briser, celui-là.
— Ils disent que c’est contre nature ! s’étrangla la bigote. Ah ! Ah ! (Elle s’énervait.) Ils en savent tout de même plus long que toi !
Miguel plia les chemisiers sans plus écouter ses sornettes. La pauvre femme mélangeait tout, le pape, la Vierge, Guadalupe, Dieu et sa mère… Miguel n’arrivait pas à lui en vouloir. Rosa avait trop mal vécu et, l’âge avançant, les malheurs s’accumulaient : après trente années de veuvage et de solitude, la crise et les coupes claires dans les retraites qui avaient ramené sa pension de l’armée à une misère, sa hanche avait rendu l’âme, condamnant sa mère à finir sa vie en fauteuil roulant. Miguel, qui s’occupait des comptes et l’aidait à la blanchisserie, rapportait des docks de quoi surnager : la moitié du quartier savait qu’il se prostituait, mais sa mère ? Après sa hanche, son esprit aussi lâchait prise : la pauvre entrait pour des broutilles dans des rages folles où les anges et l’Église perdaient leur latin, maladie stigmatisée par cette nouvelle manie qui la rongeait.
Rosa faisait des boulettes de tout ce qui lui passait à portée de main : elle déchirait les morceaux de papier, les mastiquait de ses dernières dents avant de les avaler. Les livres, passe encore, Rosa ne lisait que des revues stupides, mais les factures, les reçus, la comptabilité ? La situation devenait impossible : Pascual, le seul cousin avec lequel Miguel gardait contact et qui venait de se marier, avait été clair (« assez d’une hystérique à la maison »), ils n’avaient pas les moyens de payer une aide à domicile, un lieu de retraite ou un endroit médicalisé. Un asile d’aliénés, voilà ce que le destin réservait à sa mère : la blanchisserie de la rue Perú ne valait rien, les rares clients qui venaient encore lui déposer leurs vêtements le faisaient par charité, Rosa n’avait pas d’économies, rien à vendre, qu’un héros mort au combat et ce fils maudit pour mausolée.
Ça non plus Rosa ne l’avait pas compris. Ou pas voulu. Ou ça lui cassait le crâne. Elle pensait que le bon Dieu la pourrissait, qu’Il la mettait à l’épreuve : elle avait voulu un enfant, un fils de préférence, pas… ça, ce gosse au teint pâle qui s’enfermait dans sa chambre au lieu de jouer au foot avec les autres garçons du quartier, ce gringalet efféminé qu’on mimait dans les cours d’école, braves crétins hachés de rire en tordant leurs fesses sur une ligne imaginaire, Miguel la risée, le souffreteux incapable de courir dix mètres sans s’essouffler, lopette sur toute la longueur, Miguel la fille aspirant aubépine et sa sensiblerie grotesque, sa fragilité, ses penchants insupportables, dégoûtants, Rosa était outrée de honte. Non, elle ne voulait pas comprendre pourquoi son mari était parti en lui laissant ce paquet de linge sale, pourquoi elle se retrouvait seule avec ce quart d’homme mal fichu, l’esprit tordu par ce maudit sexe : ça l’obsédait, le malpropre ! Pour ça, ils s’étaient bien fait avoir sur la marchandise ! C’était pas du tout ce qu’ils avaient commandé ! Le bon Dieu avait laissé faire, c’était sa pénitence, son calvaire d’alcôve, un secret entre elle et le Très-Haut qui lui faisait des tours de singe pour lui apprendre. Les choses se mélangeaient dans sa tête, les souvenirs et le présent, Rosa ne savait plus si c’était la crise ou sa Punition divine qui chassait les clients de la blanchisserie — comme si les gens ne repassaient plus leurs chemises ! — , si elle devait payer pour sa Faute, cet enfant possédé, et puis elle souffrait le martyre, toujours cette satanée hanche, ces migraines indéchiffrables, ces cris d’enfants dans la rue qu’elle ne supportait plus, ces cauchemars qui lui bouillaient la tête Cocotte-Minute. Oui, Miguel avait attrapé la maladie des filles : c’était encore une saloperie du Seigneur, une chose dont il faudrait s’expliquer au confessionnal, comme le jour où elle l’avait surpris dans sa chambre travesti de la tête aux pieds en compagnie d’un autre garçon ! Fureur vomie, damnation !!!
— Tu entends ce que je te dis ?! siffla-t-elle en brandissant sa canne.
Miguel respirait la lavande des chemises empilées sur la table de repassage : il couina de douleur.
— Aïe !
Surpris par la piqûre, il se retourna vivement et grimaça : la vieille femme tenait une canne hérissée d’un pic, comme celle des éboueurs pour ramasser les papiers dans les caniveaux, qu’elle agitait sous ses yeux effarés — d’où sortait-elle cet engin ?
— Tu m’as fait mal ! la rabroua-t-il en se frottant la fesse.
Rosa n’écoutait pas, trop fière de sa colère, avec ses bouts de papier mâché sur ses lèvres luisantes.
— Qu’est-ce que tu manges encore ?! Maman !
— Tu as toujours été malade ! le fustigea-t-elle. Toujours !
Un éclair de haine tremblait dans ses yeux. Son bras maigre et flétri balançait la pointe de sa canne devant son visage. Miguel croisa son regard démoniaque et recula contre la table à repasser.
— Lâche ça, maman.
— Ne me touche pas ! (Elle harponnait l’air.) Tu m’entends ?!
— Lâche cette canne, s’il te plaît !
— Jamais ! cria Rosa. Jamais !
— Maman !
Mais elle avait déjà rué de son siège amovible. Miguel esquiva la pointe qui visait son torse, attrapa le manche à la volée tandis qu’elle retombait sur le fauteuil, mais sa mère s’y accrochait mordicus : elle bava ses boulettes sur sa blouse à fleurs, brinquebalée sur son fauteuil.
— Donne-moi cette putain de canne !
— Au secours ! (Elle s’arc-boutait.) À l’aide !
La furie refusait de céder : le visage cramoisi, les mèches de cheveux expulsés du chignon, elle hurlait, les yeux délavés sortis de leurs orbites.
— Le frère Josef ! s’époumona-t-elle. Il va venir, tu vas voir ! professait-elle. Tu vas voir qu’il va te corriger le cerveau !
Miguel abandonna la canne à la harpie et reflua dans l’arrière-boutique, effaré. Cette fois-ci c’était sûr : sa mère devenait folle… Folle à lier.
Jana avait enfilé le short délavé pendu à l’antique paravent qui délimitait la chambre avant d’attaquer sa sculpture, la cartographie plastique d’un ethnocide organisé. La « Conquête du Désert » selon l’expression officielle, comme si les Mapuche n’existaient pas.