Écrasés militairement lors de la Grande Battue à travers la pampa, tirés comme des lapins à coups de Remington, livrés aux écoles religieuses ou comme esclaves aux estancieros qui s’étaient partagé leurs territoires, parqués, acculturés, appauvris, réduits au silence, mentant sur leur origine lors des rares recensements, oubliant par honte ou désœuvrement leur culture, les Mapuche avaient traversé le siècle comme des ombres. Des fantômes. En rayant vingt-cinq ans de traités signés avec l’Espagne, la Constitution de 1810 avait purement et simplement nié les Mapuche, les « gens de la terre » qui vivaient ici en nomades depuis deux mille ans.
Sanctuaire des ancêtres, demeure des dieux, mythe et point de départ de toute représentation symbolique, fondement rituel et élément constitutif de leur identité, la terre pour eux était tout. Sans elle, les Mapuche n’étaient rien. Certaines communautés s’étaient accrochées à leurs fermes et leurs troupeaux, mais beaucoup avaient dû vendre leurs terres sous la menace, au risque de disparaître d’autant plus facilement qu’ils ne figuraient sur aucun état civil. Aujourd’hui, les Mapuche ne représentaient plus que trois pour cent de la population argentine, concentrés dans les régions pauvres du Sud ou noyés dans les bidonvilles des lointaines banlieues…
Jana travailla tout l’après-midi, d’arrache-pied : elle tailla le fer, aiguisa les cratères de béton, incorpora des collages de tissu et de verre aux couleurs des nations autochtones mais, en dépit de ses efforts de concentration, la mort de Luz et ses conséquences n’en finissaient plus de polluer son esprit.
Paula était une tête brûlée sans cervelle quand elle agissait pour son propre intérêt, mais elle avait raison sur une chose : sans ses passes sur les docks de La Boca, qui payerait les factures et les soins de sa mère ? La situation semblait inextricable. Un tueur s’en était pris à Luz et la barbarie du meurtre laissait craindre qu’il recommencerait. Les flics bottaient en touche pour des raisons qui lui échappaient, et le destin d’un trav’ anonyme n’intéressait personne… À moins d’en parler à quelqu’un : à qui ? un détective privé ? Jana abandonna son travail et ouvrit les pages de l’annuaire. Les noms défilèrent, par ordre alphabétique. Elle nota qu’un « Calderón » avait son agence rue Perú, à quelques cuadras de la blanchisserie. Un signe ?
Le ciel tombait sur l’ancienne gare de Retiro quand Paula déboula dans l’atelier, affolée : le chorégraphe venait de rappeler, il voulait la revoir à dix heures avant l’ouverture du Niceto pour la revue pour laquelle elle avait passé l’audition, le soir même ! Le travesti était dans tous ses états : il sortait de chez sa mère, évidemment habillé en homme, un bon maquillage prenait deux heures, et, à force de gesticuler comme un papillon à la lumière d’un lampadaire, ne savait plus où donner de la tête.
— Dix heures ! Je ne serai jamais prête !
— Calme-toi, mon cœur, tempéra sa copine. Le soleil tombe à peine.
— Il s’écrase, tu veux dire !
Jana sourit. C’était étrange de voir Miguel avec ses cheveux courts plaqués, ses yeux nature et le pantalon informe qui effaçait sa silhouette.
— Oh ! Jana ! s’enflamma le travesti en serrant les mains de son amie. Imagine que Gelman me prenne pour la revue ! Avec tout ce qui arrive en ce moment, c’est… tellement dingue !
La confusion gagnait : les docks, Luz, le Niceto, le meilleur tutoyait le pire. Fallait-il en rire ou en pleurer ?
— Au fait, demanda Jana, tu connais le détective de la rue Perú ?
Paula resta un moment interdite au milieu des sculptures, chercha dans le fleuve tumultueux où nageaient ses souvenirs.
— Calderón ? Oui, oui, on se croise de temps en temps au marché. Pourquoi, renchérit-elle, tu penses à lui pour l’affaire de Luz ?
— Lui ou un autre.
— Lui c’est mieux.
— Pourquoi ?
— Il marche, on dirait un puma qui roule des épaules ! s’enthousiasma Paula.
Jana secoua sa tignasse, pleine de poussière — n’importe quoi.
— C’est qui, demanda-t-elle, un ancien flic ?
— Je sais pas, je crois qu’il recherche des disparus. J’ai jamais osé lui parler mais on m’a dit qu’il était en lien avec les Grands-Mères.
— Ah oui.
— C’est peut-être lui, la solution, fit Paula. Tu verrais ses yeux !
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est parce que tu ne les as pas vus ! Je ne sais pas quel âge il a, poursuivit-elle, mais il ne le fait pas ! (Elle vit l’heure sur sa montre en plastique.) Bon, il faut que je me dépêche ou je vais tout rater ! Mais c’est une bonne idée, le détective !
Le travesti se dandina vers la porte coulissante et soudain se rétracta.
— Il y a un problème, Jana, dit-elle en se retournant.
— Oui, quoi ?
— Comment on va faire pour le payer ? On n’a pas d’argent.
Jana haussa les épaules.
— Je vais me débrouiller… Va donc te faire une beauté.
— J’y cours !
Paula fila vers le jardin sans voir le regard sombre de la Mapuche.
Vega 5510, Palermo Hollywood. L’enseigne du Niceto Club clignotait derrière le pare-brise graisseux de la Ford. Paula ajusta sa perruque brune, inspecta pour la cinquième fois son visage poudré dans son miroir à l’effigie de Marilyn, rangea enfin la trousse de maquillage dans son sac en moumoute zébrée et se tourna vers son amie au volant.
— À part la dent pétée, tu me trouves comment ? demanda-t-elle dans un sourire.
Jana eut une moue de circonstance.
— Ça fait un peu tuning, autrement ça va.
Mais Paula n’y connaissait rien en voitures. Il était dix heures du soir, son visage scintillait sous le reflet des lampadaires, les noctambules riaient sur le trottoir mouillé de Palermo, écumant les bars et les restaurants du quartier avant l’ouverture des boîtes de nuit.
— Allez, vas-y ou tu vas fondre sur le siège, l’encouragea Jana.
— Tu as raison. En avant toute !
Paula sortit genoux serrés de son carrosse à trous, adressa un dernier signe amical à Jana par la vitre cassée et slaloma entre les flaques, son sac en peluche en guise de parapluie. La sculpteuse attendit qu’elle disparaisse par l’entrée des artistes pour filer vers San Telmo.
1030, rue Perú : la pluie battait le trottoir quand elle sonna à l’interphone.
6
L’obélisque, d’un blanc immaculé, se dressait fièrement avenida 9 de Julio. Pour quelques centavos, des gamins pieds nus jonglaient devant les voitures arrêtées au feu rouge : l’un d’eux, qui n’avait pas quatre ans, fit tomber une des deux boules de cirque devant le capot. Son grand frère, six ans, avait plus de pratique : trois balles voltigeaient dans l’air chargé de gaz d’échappement. Rubén donna deux pièces aux petits crasseux avant que le feu vert ne les fasse détaler comme des moineaux.
Deux millions de familles pauvres, un enfant sur cinq souffrant de malnutrition : Rubén salua la statue de Don Quichotte qui faisait la circulation au carrefour de la grande artère, remonta vers le Centro et ses immeubles aux terrasses grillagées — pillages, cambriolages, les souvenirs de la crise avaient laissé des traces… Une averse fouetta les devantures des magasins, chassant les types en costard vers les banques d’affaires qui repoussaient comme des champignons. Rubén ouvrit la vitre pour fumer, un œil vénéneux pour les types en cols blancs qui avaient ruiné le pays. Non loin de là, une poignée de manifestants portant drapeaux et revendications sociales bloquaient l’avenue Sarmiento, jonchée de tracts, ceinturés par une centaine de policiers casqués : canons à eau anti-émeutes, véhicules blindés, les flics d’élite de Torres ne badinaient pas avec l’intimidation. L’approche des élections, sans doute. Rubén contourna le cortège et roula jusqu’au Malba, le centre d’art contemporain.