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La Recoleta était le quartier des ambassades, des propriétés privées, du vieil argent non soumis aux aléas du virtuel, des dorures républicaines. Les avenues étaient larges, propres, dégageant un parfum d’hôtels particuliers au style très européen, avec ses façades milanaises lézardées et son architecture séculaire. Rubén gara la voiture dans une rue perpendiculaire et marcha sous les grands palétuviers, dont les racines soulevaient le bitume : la famille Campallo habitait un peu plus loin, une bâtisse du début du XXe en partie recouverte de lierre qu’on apercevait derrière les hauts feuillages.

Un endroit paisible après la furie du centre-ville, pour des gens de toute façon peu enclins à se mélanger. L’accès à la propriété était filtré par une grille noire aux pointes hérissées et une caméra de surveillance dernier cri : Rubén sonna à l’interphone, l’œil panoptique en ligne de mire.

On décrocha enfin. Une femme.

— Oui ?

— Bonjour, dit-il en se collant à l’interphone. Vous êtes madame Campallo ?

— Oui, répondit la voix métallique. Que voulez-vous ?

— Vous parler de votre fille, Maria Victoria. Je suis un ami.

— Elle n’est pas là… C’est à quel sujet ?

— Eh bien, justement, dit-il d’une voix affable. Personne n’a de nouvelles depuis des jours et je la cherche…

Un bref silence emplit les ondes.

— Comment ça, pas de nouvelles ? demanda sa mère.

— Vous en avez ?

— Eh bien, non. Qui êtes-vous ?

— Rubén, un ami.

— Je ne vous connais pas.

Il écrasa sa cigarette sur le trottoir.

— Madame Campallo : si j’étais vous, j’ouvrirais…

Il y eut un blanc dans l’interphone, l’écho lointain d’un doute qui sembla durer deux ou trois éternités, puis le clic d’ouverture de la grille.

Une allée de graviers blancs serpentait entre les plantes géantes du jardin. La résidence principale de l’homme d’affaires était une grande et belle maison blanche, véritable petit manoir au milieu d’un parc ombragé. Rubén respira l’arôme des fleurs, suivit la spirale des insectes qui sortaient avec l’éclaircie. La mère de Maria Victoria attendait sur le perron, les bras croisés sous un châle en cachemire bordeaux, des lunettes fumées aux montures criardes lui masquant la moitié du visage.

Belle femme, Isabel De Angelis aurait pu faire une carrière de miss s’il n’y avait eu cette particule qui l’empêchait de travailler. Eduardo l’avait cueillie à vingt ans comme une rose à peine éclose pour s’en faire une boutonnière et la gardait comme talisman d’un succès sans faille. Isabel Campallo avait les cheveux teints montés en chignon, une robe de marque sur des genoux tout en rotules et la mine sévère pour quelqu’un qui rentrait de vacances. De loin, la femme de l’homme d’affaires pouvait passer pour une de ces vieilles beautés bronzées sous Lexomil combattant l’anorexie à l’American Express, de près c’était deux lèvres pincées débordées par un rouge à lèvres orange et un air vertical chargé de tenir le monde à distance.

Un trentenaire joufflu en costume se dandinait à ses côtés.

— Qui êtes-vous ? lança-t-il au visiteur.

— J’imagine que vous êtes le frère de Maria Victoria ? renvoya Rubén.

Le ventre arrondi sous une chemise blanche sans cravate, Ray-Ban perchées sur un crâne dégarni, montre Porsche et mocassins rutilants, Rodolfo Campallo affichait l’embonpoint d’une réussite sans complexes.

— Rubén Calderón, dit-il en montrant sa plaque de détective.

— Je croyais que vous étiez un ami de Maria Victoria ? s’étonna sa mère.

Rodolfo jaugea le privé : des cheveux bruns trop longs, l’élégance faussement tranquille sous une veste de peau retournée noire, athlétique et arrogant malgré le vernis de classe, son air provocateur, ses yeux gris-bleu anthracite, tout l’agaçait chez lui.

— Que venez-vous faire ici ?

— C’est au sujet de votre sœur, répondit Rubén au pied des marches. Elle n’est pas chez elle et ne répond plus à son portable depuis trois jours : je pensais que ça pouvait vous intéresser…

Le cadet se renfrogna, mouché. Il y avait une table en teck à l’ombre d’un grand saule frémissant, l’écho d’un jardinier qui taillait les roses au sécateur au fond du parc ; Rubén se tourna vers Isabel Campallo, emmitouflée dans son châle.

— Vous préférez rester debout ? demanda-t-il avec prévenance.

— Non… Non…

D’un pas mécanique, la femme se dirigea vers le salon de jardin et, ignorant le regard de son fils, prit place sur un fauteuil avec la précaution d’un bouquet fané.

— Que savez-vous au sujet de ma fille ? s’enquit-elle depuis ses verres fumés.

— Peu de choses, l’endormit le détective. Vous avez vu Maria Victoria ces jours-ci ?

— Eh bien, non, pas récemment… Mon mari et moi étions en vacances à Mar del Plata, expliqua l’ex-star des rallyes de la haute bourgeoisie ; j’y suis restée tout le mois, mon mari une quinzaine de jours, et Maria Victoria n’est pas une fana du téléphone… Vous dites qu’elle ne donne plus de nouvelles ? s’inquiéta-t-elle.

Un christ en or pendait au creux de son vieux décolleté.

— Disons qu’elle est injoignable… Vous l’avez eue quand la dernière fois ?

— Eh bien… Je lui ai laissé un message il y a une dizaine de jours, dit-elle, mais vous savez comment sont les enfants, ils rappellent quand ils ont le temps. Je sais juste qu’elle comptait profiter des vacances pour travailler ses photos. C’est ce qu’elle fait d’ordinaire à cette époque de l’année…

Un soupir la vida de moitié. Rodolfo les avait rejoints sous le saule.

— Pour qui travaillez-vous ? demanda-t-il.

— Peu importe, répondit Rubén en se concentrant sur la mère de famille. Vous n’avez aucune idée de ce qui pourrait expliquer le silence de votre fille ?

Isabel secoua ses cheveux laqués, serrant son châle sous les bourrasques qui chantaient dans les arbres.

— Non, dit-elle, décontenancée. Non…

— Aucun voyage, rendez-vous ou événement particulier ?

— Non. Non… (Sa mémoire patinait sur une rivière aux chevaux pris dans la glace.) Pourquoi ? demanda l’aristocrate. Qu’est-ce qui se passe ?

— Maria Victoria attendait un enfant, annonça Rubén.

La mère et le fils eurent pour la première fois la même expression.

— Depuis trois mois, reprit-il. Vous n’étiez pas au courant visiblement…

Isabel rassembla ses nerfs sur le fauteuil de jardin.

— Non…

— D’où sortez-vous cette information ? s’interposa Rodolfo.

— D’après vous, pourquoi votre fille ne vous a rien dit ? poursuivit Rubén.

— Je ne sais pas, balbutia sa mère, ébranlée. Nous sommes une famille très catholique, Maria Victoria sait qu’un enfant en dehors des liens du mariage nous attristerait terriblement, mais… enfin, je ne comprends pas.