Выбрать главу

Comme d’autres étudiantes sans ressources, Jana avait été contrainte de se prostituer pour survivre. Ne pas renoncer aux figures métalliques qui traversaient sa cervelle. Elle s’était postée à la sortie des cours, devant la fac, des paquets de mouchoirs dans le sac, une colère froide entre les cuisses.

Les richards passaient en Mercedes, les mêmes qui avaient ruiné le pays, des types qui pouvaient être son père et qui venaient faire leur marché. Vendre son corps pour sauver son esprit : l’idée même lui répugnait. Jana avait taillé ses premières pipes en pleurant, et puis elle avait tout ravalé : sa colère indienne, le sperme de ces porcs, cette folie qui lui mâchait le cœur et la secouait comme un pitbull pour lui faire lâcher prise. Elle était devenue du fil barbelé.

Trois ans d’études…

Elle en avait sucé des bites au latex, petites, grosses, molles, toutes à vomir, elle avait défendu son territoire au couteau quand ils voulaient la lui enfoncer dans le cul ; ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, faire d’elle une poupée de chiffon où ils s’essuyaient la vertu comme le mécano le cambouis et revenir chez eux bon père ébouriffant les cheveux du petit dernier, Jana s’était réfugiée derrière ses barbelés, avec les restes de son intégrité morale et ce corps qu’ils occupaient comme un parking payant, glands tendus et fiers encore… Les porcs. Les profiteurs de guerre. Jana essayait de se calmer — l’Art, l’Art, ne penser qu’à l’Art. Elle dormait dans les parcs, les squats et les théâtres où les artistes avaient décidé de jouer gratuitement (« Buenos Aires resterait toujours Buenos Aires »), chez des gens, parfois des inconnus ; Jana ne restait jamais longtemps, dessinait dans les bars ou les boîtes où elle finissait ses nuits, quand le tapin et la fatigue lui laissaient un peu de répit.

C’est dans un de ces clubs un peu louches du centre-ville qu’elle avait rencontré Paula, au plus fort de la crise.

Paula, alias Miguel Michellini, un travesti au minois de porcelaine dont les yeux bleu-mésange semblaient mouiller dans un port lointain. « Elle » avait aussitôt abordé l’Indienne qui rasait les murs et, après une brève lecture de son regard noir en amande, l’avait embrassée chaleureusement, en guise de bienvenue : « Tu peux me demander tout ce que tu veux ! » avait-elle souri sous les spots, comme si le monde était aussi grand.

Jana était restée dubitative : avec ses bas blancs sur ses guiboles cagneuses, ses perles d’huître en plastique sur son cou gracile, ses faux cils et sa bouche cerise, Paula lui faisait l’effet d’une poupée abusée. « Tu peux me demander tout ce que tu veux » : la pauvre avait l’air sincère…

Début du millénaire, ici sur Terre : avis de gros temps pour les faibles, les vulnérables, les mal blindés. En marge c’était pire. Jana avait ramassé le travesti deux mois plus tard sur les docks de l’ancien port de commerce, gisant à demi mort après le passage des supporters de Boca Juniors : le club fétiche de Buenos Aires venait de perdre le derby contre River, et Paula son incisive.

Jana l’avait soignée ce soir-là avec les moyens du bord, quelques caresses sur son front trempé de peur, trois mots rassurants auxquels elle ne croyait pas beaucoup, affectueuse toujours. Elles étaient devenues amies et l’étaient restées, tant par esprit de fidélité que d’aversion pour la brutalité du monde, ce grand débile. Sous ses airs de chiot cassé, Paula était drôle, généreuse, dotée d’un enthousiasme de majorette qui contrastait avec un fond de détresse qu’aucun être normalement constitué ne pouvait lui envier. À trente ans passés, sans diplômes ni autre obsession que celle de s’habiller en femme, Paula vivait toujours chez sa mère, blanchisseuse dans le quartier populaire de San Telmo, et arrondissait leurs fins de mois en tapinant sur les docks. Le travesti voulait devenir artiste, quelle surprise, et rêvait comme Jana à des jours meilleurs. Paula aussi était déracinée — dans son corps. Jana avait trouvé en elle une sœur de misère et d’espoir. Ça ne lui rendrait pas sa part de féminité volée. Ni sa poitrine…

Près de dix ans s’étaient écoulés depuis leur rencontre interlope. Les quartiers des bas-fonds et des marins s’étaient transformés en un ensemble de tours d’acier et de verre où les multinationales avaient érigé leurs sièges — les Catalinas, rares constructions à avoir radicalement changé le paysage urbain de la ville : Jana habitait la friche de l’autre côté de l’avenue, un squat de l’ancienne gare de Retiro, face à l’hôtel**** Emperator.

Sculpteur : « Celui qui fait vivre » chez les Égyptiens.

Jana avait récupéré l’atelier de Furlan, l’artiste qui avait investi la friche avant elle ; mentor à plein temps, amant d’occasion, buveur chronique, Furlan était parti un beau jour en laissant tout en chantier — leur amour bancal, la Ford Taunus piquée de rosée dans la cour, le hangar bordant les rails de la gare désaffectée qui, désormais, portait la marque de son territoire. Jana y passait ses nuits à tordre le fer, souder, plier des tôles, composant les formes monstrueuses qui s’appliqueraient au masque des Hommes.

Le confort se réduisait à l’eau, l’électricité et un poêle aux émanations toxiques en guise de chauffage. L’air y était étouffant l’été, glacé en hiver. Jana vivait seule ici depuis quatre ans. On disait Furlan en France, elle s’en fichait. Elle n’avait plus besoin de lui ni des autres pour survivre. Les minima sociaux et la vente de ses premières sculptures la maintenaient juste au-dessus du seuil d’indigence, le nouveau président Kirchner, inconnu jusqu’à la crise, avait redressé la barre de l’économie sans tenir compte des injonctions du FMI, le pays respirait de nouveau et elle se sentait libre. À vingt-huit ans, c’était son seul luxe.

Jana n’avait pas d’iPhone, de télévision, de vêtements débordant du placard, de cartes bancaires ; elle n’avait que l’Art pour échappatoire et les terres ancestrales pour cible au milieu de l’atelier.

Son œuvre en cours — son chef-d’œuvre : la carte du cône Sud de l’Amérique, dressée, monumentale, sur un socle de béton armé, dont elle défonçait les anciens territoires autochtones à coups de masse.

Jana était mapuche, fille d’un peuple sur lequel on avait tiré à vue dans la pampa.

Chasseurs d’oreilles ou d’âmes impies, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier. Elle non plus : la masse s’écrasa sur le territoire ranquele, déjà bien amoché, expulsant des fusées de pierre vers ses yeux. Son short noir était trempé, la sueur lui coulait sur les cuisses, les tempes, le cou, ses seins morts, les muscles bandés vers l’objectif : le monde, une peau de béton qu’elle massacrait avec une joie salvatrice.

Cartographie d’un génocide :

Charrúa.

Ona.

Yamana.

Selk’nam.

Arracan.

Les chrétiens les avaient dépossédés de leurs terres, mais les esprits-ancêtres lui couraient comme des fourmis rouges dans le sang. Poudre de béton sur corps tendu : la Mapuche abattit son arme encore une fois et, l’œil vissé sur l’impact, constata les dégâts. Une vraie boucherie.

Huit cent mille morts : non, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier.

C’est ce qui les unissait…

Jana s’échinait sur son ouvrage quand le téléphone sonna. Elle se tourna vers la palette qui servait de table, vit l’heure au réveil — six heures du matin —, laissa sonner : Jesus Lizard faisait trembler les parois du hangar et une pluie dense tambourinait, rythmant le chaos apparent qui régnait dans l’atelier. Jana jubilait. Le vent s’était levé, ce vieux chien de David Yow s’arrachait les poumons depuis les enceintes et une rage magnétique coulait, azote fumant, dans ses veines indiennes.