— Une idée du père ?
— Mon Dieu, non !
— Maria Victoria ne vous a présenté personne ? Jamais ?
— Non… Se marier n’est malheureusement pas une de ses préoccupations principales.
— L’arrivée d’un bébé a pu bouleverser sa vie, avança Rubén. Expliquer son silence ou sa fuite.
Rodolfo se dandinait sous le saule, exaspéré.
— Vous ne répondez pas aux questions qu’on vous pose, le recadra-t-il. Pour qui travaillez-vous ?!
— J’ai cru comprendre que Maria Victoria n’a pas toujours bien vécu son adolescence et les années qui ont suivi, le snoba Rubén. Elle s’est rebellée contre son milieu social ?
— Où voulez-vous en venir, monsieur Calderón ? se refroidit Isabel.
Il alluma une cigarette — quelque chose l’irritait chez ces gens, quelque chose qui n’avait rien à voir avec l’argent, le luxe ou quoi que ce soit d’ostentatoire.
— Maria Victoria ne s’est jamais engagée politiquement ? lança-t-il.
— Comment ça ?
— Contre votre mari et ses puissants amis, par exemple.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! s’emporta Rodolfo. Ma sœur n’a rien à voir avec une communiste !
Rubén eut un sourire mauvais — drôle comme certaines personnes pouvaient user des extrêmes pour justifier la véracité de leur point de vue. Porcinet commençait à l’agacer.
— Votre mari a bâti sa fortune pendant le Processus avant de surfer sur la crise, lâcha-t-il à l’intention d’Isabel. Maria Victoria a pu se poser des questions sur l’acquisition de cette richesse.
— Vous êtes là pour quoi, Calderón ? fulmina le cadet. Remuer la merde ?!
— C’est comme ça que vous considérez la vie de votre sœur ?
— Non, s’empourpra Rodolfo. Votre métier !
— Je crois savoir que le tien n’est pas mal non plus, mon gros, l’asticota-t-il. Animateur radio, c’est ça ? Conneries et rires à gogo. J’espère que tu as dit merci à ton papa…
Le cadet rosit, engoncé dans sa chemise blanche — comique de service dans l’émission matinale d’une radio privée appartenant effectivement à son père, le job de Rodolfo consistait à faire chier les gens au téléphone en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, coups de fil « pièges » la plupart du temps truqués qui amusaient on ne sait qui.
On n’entendit plus que le bruit des sécateurs parmi les rosiers et le bruissement du vent dans le saule qui les surplombait.
— Je ne passerai pas une seconde de plus en présence de cet individu, siffla Rodolfo à sa mère.
— Bonne idée, fiston, nota Rubén.
— Mets-le dehors, maman, ou j’appelle le service de sécurité.
— Oui.
Mais, pétrifiée derrière l’écran de ses lunettes, Isabel Campallo ne bougea pas. Rodolfo hésita une seconde : sa mère était bouleversée, cet oiseau de mauvais augure les provoquait, mais une peur diffuse le retenait de se charger de la besogne et son portable était resté dans la maison.
— J’appelle papa, dit-il sèchement, avant de tourner les talons.
Isabel serra le châle sur ses épaules faméliques, livide malgré la carotène et les vacances à la mer.
— Vous savez quelque chose, n’est-ce pas…
— Non. Non, mais mon fils a raison, se reprit Isabel. Je ne sais pas d’où vous tirez vos informations, mais je vous prie de vider les lieux. Sur-le-champ, ordonna-t-elle, retrouvant son statut dominant.
Rubén écrasa sa cigarette.
— Je cherche à savoir si votre fille est vivante : ça vous pose un problème ?
— Ça me rend folle d’inquiétude, si vous voulez tout savoir ! rétorqua Isabel.
— Vous savez quelque chose, la tança-t-il. Quelque chose que je ne sais pas…
Les flèches bleues de ses iris la traversaient de part en part.
— Non, dit-elle, agressée. Je ne sais rien et vous n’êtes pas le bienvenu chez nous. Partez, souffla-t-elle. Sur-le-champ !
Isabel se tourna vers le perron, fit un geste pour se lever mais il la retint par le poignet.
— Vous mentez, insista Rubén. Pourquoi ?
— Cessez de me tourmenter. Je n’ai rien à vous dire. Lâchez-moi.
L’air du jardin était chargé d’électricité. Rubén resserra son étreinte, sans presque s’en rendre compte.
— Vous me faites mal !
— Vous mentez.
— Non !
— Dites-moi alors ce qui vous fait peur.
Isabel Campallo frémit en croisant le visage du détective qui la fixait méchamment. Envie de lui casser le poignet. De lui broyer les os.
— Vous, répondit-elle d’une voix tremblante. Vous…
Un camion fendit le crépuscule en hurlant. Rubén écrasa sa cigarette contre le rebord du balcon, sourd au larsen des roues sur les plaques métalliques. Sa chambre donnait sur le pont de l’autoroute aérienne qui balafrait le quartier, à l’angle de la rue Perú et de San Juan. Les camions furibonds y passaient jour et nuit en vomissant leur gasoil, mais Rubén n’entendait plus que les pleurs du bébé sous les piliers de béton, les mêmes depuis quinze jours…
Une famille vivait en contrebas, un couple de cartoneros et deux enfants pouilleux qui n’avaient pas connu de lit ni d’école. Juste ce pont. Deux ans déjà qu’ils en avaient fait leur abri, avec des ustensiles de cuisine, des bouteilles d’eau, des conserves, ce pauvre foutoir qui constituait leur trésor. Un bébé venait de naître, un bébé catastrophe, le troisième, langé avec les moyens du bord. Où la mère avait-elle accouché : dans la rue ? Ceux-là ne ramassaient pas seulement les cartons, ils vivaient parmi eux. Une famille entière, anonyme, recyclée elle aussi. Ils s’étaient construit une barricade, une coquille vide qu’ils refermaient derrière eux la nuit venue pour se protéger du froid, des chiens errants, des paumés ; ils en ressortaient le matin, raides d’un sommeil sans mémoire, tout de guenilles et sales, incapables de dire merci aux rares passants qui leur donnaient la pièce.
Ils étaient devenus cartons.
Rubén oscilla dans la brise humide, les pleurs du bébé comme des réminiscences obsédantes. Le temps passa, à reculons. Tous ces sanglots, ces cris d’enfants qui couraient au plafond, ces petits pas d’orphelins insouciants au-dessus de sa cellule… Une haine sourde lui comprimait le cœur. Les premières étoiles apparurent dans le ciel mauve. Rubén ravala sa salive, les jointures blêmes. Il n’y eut bientôt plus qu’un fantôme pendu au balcon, et ce bébé qui braillait dans la nuit…
— Il reviendra, papa ?
— Bien sûr, pourquoi tu dis ça ?
— L’étranger, c’est loin. Et puis, il raconte toujours des histoires…
— Ouais. C’est même sa spécialité.
Rubén souriait en tenant la main de sa petite sœur — il la trouvait marrante. Et fine mouche : à deux ans déjà Elsa parlait presque couramment, sans prendre ces intonations de princesse gnangnan qui en attendrissaient certains. Sa jeune sœur avait la langue bien pendue, comme Lucky, le grand chien noir qui les escortait sur le chemin de l’école.
— L’étranger, c’est fait pour en revenir, décréta Rubén pour la rassurer. Autrement ça devient chez nous.
Elsa avait levé la tête vers l’adolescent aux cheveux longs qui lui serrait la main — ce qu’il faisait vieux pour même pas quinze ans ! — sans bien comprendre ce qu’il venait de dire, mais bon, elle fit semblant.