Leur père était parti en France depuis trois semaines mais Rubén avait changé, comme si c’était désormais lui, l’homme de la famille. Comme s’il savait des choses qu’on ne lui avait pas dites, comme si elle était trop petite : douze ans, ce n’était quand même pas une mioche ! Elsa était persuadée que son frère lui cachait quelque chose : même leur mère, d’ordinaire si sereine, n’était plus la même.
— Tu crois qu’on sera obligés de partir ? demanda-t-elle. De quitter la maison ?
— Ça te dérangerait ?
Elsa avait agité ses petites nattes brunes.
— Non. Enfin, un peu…
Rubén sourit devant les taches de rousseur autour de son nez, stigmates de ses moustaches de chat. Elle entrait au collège, ne connaissait pas encore grand monde. Silences plombés dans les rues de Buenos Aires, menace diffuse, professeurs engoncés dans des blouses qui ne semblaient pas les leurs, comme si la craie sur le tableau pouvait les trahir : à part le chien Lucky (mais ils pouvaient l’emmener), Elsa n’aurait rien regretté s’ils devaient quitter l’Argentine. S’exiler. Beaucoup l’avaient fait.
— C’est comment la France ? demanda-t-elle.
Rubén avait haussé les épaules.
— Plein de fromages, il paraît.
Elle rit. C’était le but.
Le Mundial argentin était encore loin, quelques mois, la junte profiterait de l’événement pour resserrer le sentiment d’identité nationale, blouser les médias étrangers en poussant tout un peuple derrière son équipe de football : sous couvert de conférences, Daniel était parti en France organiser la résistance, dénoncer officieusement la supercherie de la Coupe du Monde auprès des journalistes qu’il serait amené à côtoyer ou des figures médiatiques qui avaient pris fait et cause pour leurs aspirations démocratiques. Il fallait gâcher la fête, retourner la situation à leur avantage. Rubén ne savait rien de tout ça. Les parents ne lui avaient rien dit, mais Daniel lui avait demandé de veiller sur sa sœur pendant son absence ; il serait l’homme de la situation…
C’était la fin de l’été, le soleil courait sur les flaques abandonnées par l’orage qui les ramenait de l’école. Elsa et Rubén marchaient main dans la main, Lucky chassait le trottoir comme si une armée d’os fuyait sous sa truffe, ils arrivaient devant le fleuriste à l’angle de Perú et de San Juan : le chien avait d’abord stoppé son pas avant de baisser les oreilles. Une voiture surgit soudain de nulle part, manquant de renverser les bouquets entreposés sur le trottoir, une Ford Falcon verte sans plaques qui bloqua la rue. Trois hommes en civil jaillirent aussitôt des portières, armes au poing. Rubén tira sa sœur en arrière mais une main s’abattit sur sa nuque. Rubén se protégea sans lâcher Elsa, qu’il entendait hurler près de lui.
— Rubén !!!
Ils essayaient de les séparer. Lucky mordit l’un des assaillants, qui se mit à jurer, jusqu’à ce qu’un homme dégaine l’arme sous son blouson de cuir et vide son chargeur, d’abord dans les reins du brave chien, avant de l’achever d’une balle dans l’œil. Accrochée à son frère, Elsa hurlait de terreur. Rubén tenta de se dégager, frappait au petit bonheur, sa sœur aussi donnait des coups de pied désespérés, en vain ; les hommes les jetèrent à terre en les couvrant d’insultes, les empoignèrent en vrillant une arme sur leur tempe, les tirèrent sans ménagement vers la Ford et les précipitèrent à l’arrière. Rubén ne résistait plus. Il voyait trouble. Tout s’était déroulé en quelques secondes et du sang coulait sur ses paupières.
Le regard effaré du fleuriste, le cadavre de Lucky sur le trottoir, les passants statues de pierre, l’arrière de la Ford Falcon, les sacs de toile de jute où on fourra leur tête, le noir oppressant, les pleurs étouffés de sa sœur à ses côtés, son corps tremblant pressé contre lui sur la banquette, les insultes encore, les menaces, le trajet : le temps s’était contracté.
— Rubén…
— La ferme, sale mioche !
Des kilomètres d’angoisse. Enfin, le véhicule stoppa. On les tira de la banquette. L’obscurité se fit plus opaque derrière la cagoule quand on les poussa à coups de crosse vers un endroit plus frais. Interdit de parler, de bouger. Ils n’étaient pas seuls, Rubén le sentait dans les ondes : d’autres gens étaient retenus prisonniers, eux aussi effrayés. Une odeur de pneus, de cambouis. Il fallut qu’on arrache les cagoules pour que Rubén reprenne pied avec le réel. Une ampoule, qui les éblouit un instant, pendait au sous-sol d’un garage : ils étaient une douzaine sous la lumière crue, hommes et femmes confondus, à trembler comme des moutons devant les rires aigres des loups qui les cernaient. Des hommes jeunes pleins de morgue et de certitudes martiales, certains en tenue militaire, d’autres la chemise débraillée et le holster sous l’aisselle, mâchant leur chewing-gum bouche ouverte.
— Déshabillez-vous ! ordonna celui qui semblait être le chef.
Un coup de matraque eut raison des hésitations. On obéit, la peur au ventre. Leurs corps nus grelottèrent bientôt sur le ciment froid du garage Orletti. Elsa pleurait en silence, les pieds nus recroquevillés : celui qui ouvrait la bouche se ferait corriger à mort, ils l’avaient dit, alors elle pinçait ses lèvres roses en laissant échapper des geignements de souris. Ils riaient de les voir nus — c’était amusant. Rubén osait à peine lever les yeux. Sa sœur était la plus jeune, la plus apeurée aussi : il devinait sa silhouette à ses côtés, affreusement gênée de se retrouver nue devant tous ces gens, avec ses petits seins qui pointaient, sa toison de jeune adolescente qui lui valait des remarques déplacées. Mais on ne rit pas longtemps : l’officier à moustaches aboya des insultes, « Chien de Rouges », « Hippies », « Communistes ». Rubén ne savait pas ce qu’on allait leur faire, même s’il avait surpris ses parents à parler des enlèvements un soir, dans la cuisine… Il ne flancha pas. Pas encore. On les sépara, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, dans le plus grand tumulte : les coups se mirent à pleuvoir sous l’ampoule obscène du garage.
— Rubén ! Rubén !!!
C’est la dernière image qu’il avait de sa sœur : un bout de femme tordue de larmes qui l’implorait de ses grands yeux verts, tentant désespérément de croiser les cuisses sur son sexe pubère. Elsa qui l’appelait au secours et qu’on tirait brusquement en arrière pour l’emporter, au milieu des cris d’épouvante :
— RUBÉN !!!
Le rugissement des camions perçait depuis le balcon de la chambre. Rubén respira la robe qu’il serrait entre ses mains, sa préférée, la rouge orangé, avec le petit col noir : profondément. L’odeur s’était volatilisée depuis longtemps, il la sentait pourtant à volonté.
« Un disparu, c’est quelqu’un qui n’est pas là, et à qui on parle »…
Revenant de son exil à la campagne, Rubén avait trouvé les vêtements d’Elsa à leur place, soigneusement pliés dans le placard de sa chambre d’enfant. Leur mère n’y avait pas touché. Elle ne toucherait aucune affaire, stylo ou paire de chaussures, jusqu’à ce que son mari et sa fille « réapparaissent en vie », le slogan des Mères de la place de Mai. Mais ni Daniel ni Elsa n’étaient revenus. Ils ne reviendraient pas. Comme des milliers d’autres, ils resteraient à jamais des fantômes. Enfin, les années passant, Rubén avait proposé à sa mère de donner les vêtements de sa sœur aux nécessiteux — la ville n’en manquait pas et, même si par miracle Elsa revenait un jour, ses habits ne lui iraient plus, n’est-ce pas ? Elena avait accepté, de guerre lasse. Peut-être était-ce mieux ainsi… Mais Rubén avait menti à sa mère. Il n’avait pas donné les vêtements de sa sœur aux pauvres : il les avait transportés jusqu’à l’appartement de la rue Perú qu’il venait d’acheter, face au carrefour maudit de San Juan où on les avait enlevés un jour d’été 1978. Il avait rangé les affaires d’Elsa dans le placard de sa chambre, le Placard interdit, qu’il veillait toujours.