Toutes ses robes étaient là, pliées sur l’étagère du haut, la rouge orangé qui rappelait ses taches de rousseur et les autres, ses tee-shirts, ses shorts. Rubén dormait avec les restes de sa sœur, ses petits os tristes et le cahier d’écolier où il avait enfermé leur cauchemar.
Proie.
Ou charogne.
Rubén reposa la robe, ferma les yeux en souhaitant ne plus jamais les rouvrir.
— Mon petit coquelicot…
La pluie tombait quand elle sonna à l’interphone.
7
Jana était grande pour une Indienne, une femme svelte aux cheveux mi-longs aussi noirs que son regard, dont la tristesse ancestrale semblait dégouliner avec les gouttes de pluie sur le paillasson.
— Vous êtes Rubén Calderón ? dit-elle d’une voix éraillée.
— Oui…
Une Mapuche d’après ses yeux en amande. Elle portait un treillis sombre et moulant, une vieille paire de Doc au bout élimé, un blouson de toile à demi trempé qu’elle tenait à la main et un débardeur qui soulignait ses épaules rondes. Pas de soutien-gorge — pas besoin.
— On m’a dit que vous recherchiez des disparus, fit-elle. Le fils de la blanchisseuse, en bas de chez vous…
— Oui. Oui, entrez… (Rubén sortit de ses brumes, présenta le fauteuil club qui faisait l’ordinaire de ses visiteurs.) Asseyez-vous.
— Je m’appelle Jana, dit-elle. Je préfère rester debout.
La sculptrice fit un bref panoramique de l’agence — cuisine américaine, bibliothèque, bureau en capharnaüm avec lampe 1900 et des avis de recherches de disparus punaisés au mur, des témoins de procès enlevés, des dizaines de visages qui semblaient la regarder depuis leur tombeau sans sépulture. Jana se retourna vers le détective qui venait de refermer la porte blindée, reconnut le tableau au-dessus du canapé sixties — Les Ménines de Velázquez.
— C’est un original ? fit-elle d’un air badin.
Il sourit.
— Café ?
— Non.
— Autre chose ?
— Non, rien, merci.
Paula avait raison au sujet de Calderón — une pure élégance comparée à ses fripes, et deux yeux anthracite piqués de petites fleurs myosotis dont l’éclat bleu translucide la laissa sans voix. On aurait dit qu’il venait de pleurer…
— Je vous dérange peut-être ?
— Non, mentit-il. Je ne vous aurais pas fait monter.
Jana se détendit un peu.
— Calderón, c’est votre vrai nom : comme le poète ?
Le détective releva les sourcils.
— Vous connaissez ?
Jana haussa les épaules. La poésie noire de Daniel Calderón l’avait bercée dans les ténèbres — et leur avait tordu le cou. L’écrivain avait disparu pendant le Processus, comme Haroldo Conti, Rodolfo Walsh… Torturés, battus, liquidés.
Rubén n’avait pas envie de parler de son père.
— On peut savoir ce qui vous amène ?
Jana oublia les visages des morts sur le mur et les petites fleurs bleues qui envoyaient des signaux de détresse.
— Il y a eu un crime l’autre nuit sur le port de La Boca, répondit-elle. Le cadavre d’un homme retrouvé au pied de l’ancien transbordeur… Vous êtes au courant ?
— Oui, j’ai vu ça dans le journal.
— Vous avez de bons yeux, c’est presque passé inaperçu… (Rubén alluma une cigarette du paquet qui traînait sur la table basse, la laissa poursuivre.) La victime est un ami à nous, dit Jana. Luz, un travesti qui tapinait sur les docks. La police a tu l’info mais Luz a été torturée avant d’être jetée dans le port. On l’a émasculée, ajouta-t-elle, la voix plus grave. Je crois aussi qu’on l’a violée.
— Comment vous savez ça ?
— On cherchait Luz quand on est tombées sur les flics de La Boca, qui remontaient son cadavre sur les quais. Ils nous ont embarquées au commissariat pour nous interroger, mais ils ont refusé de prendre notre déposition et nous ont foutues dehors, expliqua-t-elle. Je les ai rappelés ce matin pour savoir où en était l’enquête, mais ils m’ont envoyée balader. Il faut que quelqu’un s’en occupe. Le type qui a massacré Luz ne s’en tiendra pas là, affirma-t-elle. Personne ne pouvait lui en vouloir, je veux dire personnellement : le tueur est un malade, un pervers de la pire espèce.
Rubén la dévisageait, elle et ses yeux noirs passés à l’eau de pluie.
— Mon travail consiste à rechercher les disparus et leurs bourreaux, soupira-t-il. Désolé, mademoiselle, les affaires privées ne sont pas de mon ressort.
— Le fils de la blanchisseuse est travesti lui aussi : c’est mon seul ami et j’y tiens, fit Jana. Un tueur s’en prend aux trav’ de La Boca, les flics s’en fichent et je ne veux pas que Paula soit la prochaine sur la liste.
— Votre ami aussi se prostitue ?
— Tous n’ont pas la chance de faire du music-hall.
— Ni de vieux os.
— C’est pour ça que je suis venue vous voir, rétorqua-t-elle. Personne n’a vu Luz avant le meurtre, ni sur les docks ni ailleurs. On ne sait pas ce qui s’est passé, si le tueur est un client ou un sadique : on sait juste que Luz a laissé un message sur le portable de Paula dans la nuit pour lui parler d’une chose importante, et qu’on l’a retrouvée au petit matin dans le port… Paula l’avait prise sous son aile, ajouta-t-elle comme une explication. (Jana tira une feuille de son treillis, une page arrachée d’un bloc-notes.) Je n’ai pas de photos de Luz à vous donner, mais je l’ai dessinée… De mémoire, dit-elle en lui présentant le papier. Si ça peut vous aider…
Un bus passa dans un bruit de tonnerre, faisant vibrer les vitres de l’agence. Rubén déplia la feuille qu’elle lui tendait, découvrit le visage d’un jeune homme aux yeux mélancoliques… Un dessin au fusain.
— Vous êtes artiste ? dit-il en relevant la tête.
— Sculptrice. Je vous ai mis au dos la liste des lieux où Luz et Paula ont l’habitude de traîner la nuit. Ma copine est allée faire un tour hier, elle n’a rien trouvé mais vous pouvez être plus chanceux. Il y avait de la musique en bruit de fond sur le message de Luz. Un endroit public visiblement…
Jana tenait sa veste trempée dans les mains, cherchant à décrypter les pensées de l’homme derrière son rideau de fumée. Il se tenait devant la table basse du coin salon, un peu plus grand qu’elle.
— Alors, c’est d’accord ?
Rubén lui redonna son dessin.