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— Désolé, je ne connais rien au milieu des travestis. Et puis surtout je n’ai pas le temps.

— Mais vous allez accepter, rétorqua Jana.

— Ah oui ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Parce que c’est la seule façon de découvrir ce qui est arrivé.

Elle parlait par syllogismes. Rubén posa le dessin qu’elle refusait de prendre sur la table.

— Vous vous trompez sur mon compte, dit-il. Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut : pas pour ce genre d’enquête.

— Vous n’en savez rien avant d’avoir essayé, insista Jana. Aidez-moi à arrêter ce salopard avant qu’il ne s’en prenne à quelqu’un d’autre. Avant qu’il s’en prenne à ma copine.

Rubén s’enfuma un peu plus. Il n’aurait jamais dû la faire monter.

— Je m’occupe des disparus de la dictature, répéta-t-il. Que des disparus.

— Paula est obligée de tapiner pour vivre. J’ai peur pour elle, de ce qu’on pourrait lui faire : vous comprenez, ou vous aussi vous êtes en pierre ?

Des larmes avaient séché au fond de ses yeux noirs, il y a longtemps. Rubén contemplait le désastre quand Jana fit un pas vers lui.

— Je n’ai pas d’argent mais je peux vous payer autrement, dit-elle crânement.

Rubén se figea quand elle posa sa veste sur le dossier du fauteuil.

— Je n’ai pas besoin d’argent, dit-il.

— Mais vous devez avoir envie de me baiser.

Il la jaugea brièvement.

— Non.

Ses pupilles brillaient. Menteur.

— Ne faites pas le gentleman gominé, railla Jana avec cynisme. Tout le monde a envie de baiser. Et puis je m’en fiche.

Rubén écrasa le mégot qui lui brûlait les doigts.

— Je suis désolé pour vous.

— Vous êtes bien le seul.

Ses yeux d’Indienne le fixaient comme un loup dans la mire.

— Vous avez tapé à la mauvaise porte, mademoiselle. Je ne peux rien pour vous. Encore moins de cette manière. Je ne suis pas un profiteur de guerre, ou de désespoir, appelez ça comme vous voulez.

Jana avait la gorge sèche. Elle le défia de son mètre soixante-quinze.

— Je ne vous plais pas ?

Le monde était lâche autour d’eux.

— Rentrez chez vous, dit Rubén, soudain las.

Jana n’avait pas desserré les mâchoires — ça lui apprendrait à demander l’aide d’un winka. Le rouge lui montait aux joues quand elle songea à sa poitrine de rat sous son tee-shirt. Sûr qu’il devait être dégoûté, le Porteño aux belles mains délicates, sûr qu’il devait être habitué à une autre camelote. La honte allait la minéraliser, là, au milieu de l’agence.

— Je suis désolé, répéta Rubén en voyant les larmes perler à ses paupières. Je n’ai pas le temps en ce moment, mais j’ai une copine flic qui connaît son métier : je peux lui en toucher deux…

— Laissez tomber, coupa-t-elle.

Jana empoigna sa veste et quitta la pièce sans un regard pour le détective : un courant d’air l’aida à claquer la porte blindée, animant un bref instant les visages des morts sur le mur…

L’orage tonnait par la fenêtre entrouverte. Rubén resta immobile, triant des sentiments contradictoires. Une chape de cafard tomba sur ses épaules, inexorable. Il vit le bloc-notes abandonné sur la table, le visage au fusain que l’Indienne avait fait pour lui, persuadée sans doute qu’il accepterait sa proposition… Une boule de pitié se ficha dans sa gorge — le dessin était magnifique.

*

Jana avait reçu un couteau de son arrière-grand-mère, sur son lit de mort. Angela était la dernière femme selk’nam, ce peuple cousin des Mapuche qui avait vécu des siècles en Terre de Feu. Des bateaux de pêche étaient arrivés un jour sur leurs îles froides et glacées, avec leurs maladies et leurs armes, et les Selk’nam étaient tous morts. Il ne restait plus qu’elle, Angela, si vieille que ses mains n’étaient plus que rides. Jana n’avait que sept ans mais elle était la fille aînée, et un peu de sang selk’nam coulait dans ses veines. Angela avait donné son vieux couteau à manche d’os de baleine à la petite, que son souvenir au moins se perpétue : elle lui avait surtout livré le secret du Hain, ce théâtre fantastique. Jana avait gardé l’un et l’autre, au chaud dans sa mémoire, pleine d’histoires que la vieille femme lui contait depuis son plus jeune âge : Shoort, Xalpen, Shénu, Kulan descendue du ciel pour tourmenter les hommes, des histoires fabuleuses…

Jana avait grandi dans la pampa du Chubut, parmi les plaines les plus fertiles du monde. Pour elle alors, il y avait surtout deux vaches, une génisse timide qu’il avait fallu aller chercher au fond du ventre de sa mère, Eyew (« là-bas » en mapudungun), et sa sœur Ti kude (« la vieille », allez savoir pourquoi). Enfant câline, vive et curieuse, Jana connaissait le son des herbes hautes et du vent qui leur courait dessus, déchiffrait ses voix multiples, les cordes aux sons lugubres ou les sifflements brefs des tiges raides comme des fils de fer, les gémissements du vent qui s’enflaient et mouraient entre les joncs lisses des marécages, porteur de pluie fine ou d’orage. La platitude des lieux lui faisait voir ce qu’on devine, deviner ce qu’on ne voit pas. Jana avait onze ans et, comme toutes les petites filles mapuche de la campagne, savait peu de choses du monde alentour. Elle connaissait la voix déterminée de son père, les mains ouvrières et le sourire rare de sa mère, les courses et les bagarres avec ses frères, mais elle ne connaissait pas encore les winka — les étrangers. Traditionnellement, l’État et la société occidentale étaient considérés par les Mapuche au mieux comme un corps étranger, au pire comme un ennemi irréductible. Pour elle, ils n’étaient encore que des silhouettes abstraites, des noms.

Certains venaient parfois chez eux avec leurs grosses voitures, leurs costumes étriqués et leurs cravates. Ils discutaient avec son père werken, le messager de la communauté, Cacho, dont l’éloquence l’autorisait à parler au nom des autres. De son savoir-faire dépendait leur sort à tous. On comptait sur lui, car les problèmes se multipliaient. Cacho devenait plus sombre de jour en jour. Il n’avait pas parlé à ses enfants des expulsions qui frappaient la communauté, de leurs revendications pour garder leurs terres ancestrales — qu’ils continuent d’aller à l’école, fassent des études et deviennent avocats pour défendre les droits de leur peuple.

Personne ne se doutait de ce qui arriverait. Jana dormait dans son lit, avec sa sœur, quand les carabiniers avaient fracassé la porte de la maison. Des géants aux crânes de fer avaient fait irruption chez eux en hurlant comme des diables, armes au poing. Les filles s’étaient réveillées, terrorisées. Ils les avaient tirées hors du lit avant de les jeter dans les bras de leur mère, qui tremblait de peur dans la cuisine avec le reste de la famille. Ils les avaient insultés en castillan, cassant tout ou le peu qu’ils avaient, avec une frénésie féroce. Les crampons de leurs bottes projetant le mobilier contre le mur, leur carrure militaire, leurs voix de poutre qui s’écroulent sur vous, les insignes guerriers sur leurs uniformes, leurs casques : Jana était restée pétrifiée, hypnotisée par la fureur de leur violence.

Quand il n’y eut plus rien debout, quand tout fut mis en miettes, ils se mirent à battre son père, le messager, à coups de rangers et de matraque sur le crâne, la colonne vertébrale ; les carabiniers y allaient au défouloir, à plusieurs, gueulant pour s’encourager pendant que le werken mordait la poussière. Sa femme geignait comme le font les pumas devant le fusil du chasseur, écrasée par la peur, serrant ses filles contre sa chemise de nuit. Jana ne voyait qu’eux : les winka étaient laids, effrayants, hauts comme des grues détruisant tout sur leur passage, vociférant des insultes qu’à onze ans elle ne comprenait pas. Battu, gisant parmi les débris de la cuisine dévastée, son père ne protestait plus. Un filet de bave sanguinolente s’épanchait de ses lèvres éclatées. Les paupières closes, Cacho ne vit pas les hommes casqués écarter les enfants pour s’emparer de sa femme. Jana, elle, avait vu.