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— Ça va, Lady Di ? souffla Jana.

— Putain, maugréa-t-elle en se rattrapant à son bras.

Deux points lumineux apparurent dans le faisceau de la torche : les yeux d’un chien galeux qui rôdait derrière la baraque. Un cadenas gisait à terre. Plus de chaîne. Jana poussa la porte branlante et, guidée par la lampe, balaya l’intérieur du squat. Les ustensiles de cuisine, les meubles bricolés, le placard à vêtements, le paravent de tissu oriental, les tentures sur les murs de brique : tout avait disparu. Il ne restait que les fenêtres bâchées de sacs plastique, qui battaient dans la brise nocturne. Les voisins, sans doute, avaient embarqué ce qu’ils pouvaient… Jana inspecta le sol, trouva des emballages de nourriture, des bouts de plastique, de pinces à linge, de photos de magazine piétinés.

— Si Luz avait des papiers, ils ont dû disparaître avec le vol des corbeaux, dit-elle.

— Hum…

Paula pensait aux perruques. Luz avait commencé par des articles bon marché, la chevelure la plus longue possible alors qu’elle accentuait la masculinité des traits, mais Paula avait choisi pour elle une perruque plus courte, qui avait transformé son visage.

— Les perruques, chuchota-t-elle dans l’obscurité.

— Quoi, les perruques ?

— Luz avait une boîte à chapeaux que je lui ai offerte en arrivant ici. Elle la cachait forcément quelque part. Les belles perruques coûtent une jambe : Luz ne les aurait jamais laissées en évidence dans le squat. Sans perruque, on n’est rien, ajouta le trav’. Si elle avait des choses précieuses ou importantes à mettre quelque part, c’est là.

Le vent s’engouffrait par les plastiques éventrés. Jana balaya le sol du squat.

— En tout cas, ça m’étonnerait qu’il y ait une trappe mystérieuse sous ce tas de merde…

Paula serra son manteau crème sur son décolleté pendant que la Mapuche sondait les murs de brique ; l’épaisseur était partout la même, excepté entre le coin cuisine et la chambre, où la cloison était plus large… Jana se pencha, nota qu’une douzaine de briques n’étaient pas cimentées aux autres. Elle tendit la torche à sa copine, qui grelottait dans son dos.

— Tiens, éclaire-moi au lieu de te branler.

— Aaah ! s’offusqua Paula pour la forme.

Jana cala la lame de son couteau dans l’anfractuosité et dégagea rapidement une première brique. Les autres suivirent avec plus de facilité. Enfin, elle tira un objet rond du mur.

— C’est elle, fit Paula par-dessus son épaule.

La boîte à chapeaux qu’elle lui avait offerte. Jana l’épousseta avant de l’ouvrir. Il y avait bien une perruque à l’intérieur, un carré court blond vénitien que Luz portait souvent, un boa, une paire de gants de velours noir, un stylo plume rose, mais aussi des enveloppes. Des dizaines de lettres cachetées, sans timbres, toutes destinées à la même adresse : M. & Mme Lavalle, Junín… Ses parents ? La Mapuche fouilla le fond de la boîte, trouva deux tubes d’aspirine, dont elle vida le contenu au creux de sa main : des petits sachets renfermant des cristaux apparurent à la lumière de la torche. Elle goûta du bout de la langue, grimaça : du paco visiblement, résidus chimiques qui démolissaient les plus fauchés… Paula se fissurait sous son fond de teint.

— Pas droguée, hein ? maugréa Jana.

*

Elles avaient regagné la friche avant de lire le contenu des enveloppes, une vodka glacée pour se remettre.

Il y avait une trentaine de lettres, écrites sous la forme d’un journal intime, pour le moins étrange… Orlando « Luz » Lavalle semblait entretenir une correspondance avec ses parents, dans le plus pur style sud-américain. Les premières missives dataient de son arrivée dans la capitale fédérale. Orlando y racontait la beauté de Buenos Aires, l’abondance de ses musées, ses parcs enchanteurs où les chats dormaient entre les sculptures néo-romantiques, l’architecture des bâtiments publics, l’opéra, si parisien. Une âme d’esthète animait les lignes fiévreuses du jeune homme, archétype du provincial débarqué à la ville. Dans les lettres suivantes, Orlando racontait qu’il avait trouvé un premier job comme plongeur, puis garçon de café, enfin serveur dans un restaurant de Florida, l’artère du centre-ville. La paye selon ses mots était bonne, et il espérait quitter la chambre sous les toits qu’il louait un puits d’or à un vieux roublard acariâtre répondant au nom d’Angelo Barbastro. Les lettres suivantes évoquaient sa rencontre avec Alicia, une jeune femme qu’il croisait souvent au restaurant, Alicia qui lui avait demandé un soir à quelle heure il finissait son travail pour qu’il la rejoigne dans un café à la mode de Palermo, où la jeunesse bohème se retrouvait. Alicia était peintre et belle comme le jour qui les avait réunis. Elle avait remarqué les croquis des clients qu’Orlando s’amusait à gribouiller lors de ses pauses. Alicia estimait le portrait qu’il avait fait d’elle particulièrement réussi ; elle avait beaucoup d’amis artistes, des gens étonnants de gaieté qui l’aideraient s’il voulait. Tous les espoirs étaient permis pour qui travaillait dur : le prix de la passion, les galères, Orlando était prêt à tout. Et puis un soir Alicia l’avait raccompagné jusqu’à sa chambre de bonne, ils s’étaient embrassés en bas de l’immeuble et depuis ne se quittaient plus, les amis artistes finissaient de l’adopter, ses dessins formidables, bla-bla-bla… Orlando fantasmait, de bout en bout.

La réalité c’était la crasse, la faim, la peur, se lever dans le froid ou la chaleur étouffante d’un squat sans eau ni électricité, aller chier dans un champ d’ordures, s’asperger dans la bassine, aider le collecteur de farine à confectionner le pain, nourrir les gamins aux yeux collés de mouches, se préparer enfin pour sortir, rêver le temps d’un reflet dans le miroir avant de retrouver les coups, les menaces, les flics, les supporters violents et homophobes qu’il fallait éviter sous peine de finir édenté comme Paula, Jil la lesbienne aux poings de fer à l’entrée du Transformer, Jorge l’addict à la cocaïne et les autres, la réalité c’était Luz, le petit trav’ qui tapinait au bout des docks et qu’on s’envoyait pour quelques pesos quand on ne lui fichait pas une raclée pour lui apprendre à être pédé, le paco qu’il refourguait à d’autres paumés, tous ces mensonges pathétiques que Luz/Orlando s’inventait pour tenir le coup sans froisser ses parents, qui pourtant n’en savaient rien.

Paula se sentait trompée, trahie. Non seulement son protégé ne lui avait pas tout dit, mais il avait menti à tout le monde. Jana aussi faisait grise mine sur la banquette de l’atelier. Le jeune travesti n’avait pas été victime d’un crime barbare au hasard des docks : on l’avait assassiné pour une raison précise, et qui leur échappait…

8

Une odeur d’encens flottait depuis les allées de marbre. Rosa Michellini tira un peu plus le rideau de tissu du confessionnal, comme si quelqu’un pouvait la surprendre. L’église était pourtant vide à cette heure.

— Vous avez parlé à votre fils ? demanda le frère Josef.

— Oh, non ! Mon Dieu, non !

— Mais l’histoire dont vous m’avez entretenu l’autre jour, insinua le prêtre.

Rosa jeta un regard de perruche à l’homme en chasuble qu’elle devinait derrière les croisillons : de quoi parlait-il ?!

— Votre fils, Miguel, reprit-il d’une voix douce. Vous vous souvenez ?

— Oh, oui ! s’esclaffa sa mère, comme sauvée par le gong. Oui, je lui ai dit de se faire soigner ! Qu’il avait la maladie des femmes ! C’est ça, se souvint-elle : je lui ai dit d’aller chez le docteur !