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Avocat, homme d’affaires et ancien président du club de Boca Juniors, Torres briguait le poste suprême à la Casa Rosada, le palais présidentiel. Son père, Ignacio, avait fait fortune dans le vin avec le boom des années 90 et financé la première campagne de son fils : Francisco Torres roulait ouvertement pour l’aile droite péroniste qui formait la principale coalition d’opposition, et il était de notoriété publique que le maire en prendrait la tête. Équipements, armes, techniques d’investigation, police scientifique, formations, le maire avait modernisé le système répressif de Buenos Aires à grand renfort de communication. Torres avait chargé Fernando Luque de manager cette unité d’élite destinée à devenir la « police argentine de demain ». On ne lésinait pas sur les moyens, ni sur les méthodes : Luque avait été incriminé l’année précédente dans une affaire d’écoutes illégales avant d’être blanchi — par un juge proche de Torres…

En attendant, les Fiat bicolores du 911 ramassaient les ivrognes, les maris violents, les fauteurs de troubles, quelques voleurs, des pickpockets. Inspectrice sans enquête, Anita se retrouvait à former des stagiaires boutonneux qui passaient plus de temps à mater ses seins qu’à observer la rue, un boulot peu motivant loin de ses compétences initiales. À bientôt quarante ans, elle qui aspirait à des passions solaires vivait seule dans un studio de Parque Patricios avec Nuage, le chat gris qui squattait le bout de son lit, et végétait comme agent de patrouille.

Anita et Rubén se retrouvèrent à El Cuartito, une antique pizzeria du Centro bondée à l’heure du déjeuner. Des posters jaunis tapissaient les murs jusqu’à l’étourdissement, Maradona et d’autres footballeurs en short moulant des années 70 et 80 qui faisaient oublier l’odeur de fromage fondu à la chaîne émanant des cuisines. Mêlés aux employés de bureau, Anita et Rubén tiraient les fils d’une pizza XXL, incognito dans la bronca des commentaires concernant le prochain match. Il portait une chemise et une veste de peau retournée noire qui prenait le graillon sur la chaise, elle son uniforme bleu marine, trois boutons ouverts pour laisser respirer ses prodigieux poumons. Le détective l’avait entretenue du coup de fil de Maria Campallo au journal, de sa visite chez ses parents, de la réaction de sa mère en apprenant l’existence du bébé, du chanteur-géniteur qui l’avait engagé pour retrouver la photographe.

Les serveurs dribblaient les chaises de la cantina, les mains encombrées de plateaux fumants. Anita se pencha vers son amour d’enfance pour éviter de brailler.

— Tu me demandes quoi ? De lancer un avis de recherche concernant la fille d’un des hommes les plus puissants du pays, comme ça ? fit-elle en claquant les doigts.

— Personne n’a signalé sa disparition, répondit Rubén.

— Un suicide, tu y as pensé ?

— Tu as déjà vu une femme enceinte se suicider ?

— Ça dépend de ce qu’elle a dans le ventre, renchérit la célibataire. Imagine que l’enfant ne soit pas celui de Jo Prat, qu’elle porte un monstre, le fruit d’un viol ou je ne sais quoi d’abominable ?

— Tu lis trop de revues féminines, querida.

« Chérie », le surnom qu’il lui donnait pour l’aider à s’aimer. Rubén essuya ses lèvres avec une serviette en papier, la froissa et l’envoya valser dans son assiette, à peine entamée.

— O.K., résuma Anita. Admettons que Maria Victoria se soit volatilisée, qu’elle ait découvert quelque chose au sujet des activités de son père, ou d’un de ses amis liés à la campagne de Torres, imaginons qu’elle se cache ou qu’elle ait peur. Tu as vu beaucoup d’enfants reprocher à leurs parents de se remplir les fouilles ?

— Maria n’a pas appelé Carlos au journal pour parler layette, objecta Rubén.

— Elle était engagée politiquement ? Je veux dire contre son père ?

— Pas à ma connaissance.

— Pour lancer un avis de recherche, avoue que c’est un peu court.

— Son ordinateur aussi a disparu, ou Maria a fui en l’emportant. Il contient peut-être la clé du problème. Carlos est sur le coup, mais ça va prendre du temps, enchaîna-t-il. J’ai besoin de toi pour la retrouver, Anita. Si la fille de Campallo se sentait menacée, elle a pu fuir à l’étranger. Vois avec l’Immigration s’ils ont sa trace quelque part. Il me faudrait aussi les factures détaillées de son portable, ajouta Rubén en écrivant des chiffres sur un coin de table. Je n’ai pu me procurer que le relevé du mois dernier… (Il déchira la nappe en papier et glissa le billet sous son verre.) Voilà son numéro.

Anita souffla sur sa frange blonde — elle suait sous son chemisier, parmi tous ces mâles braillant au rythme des pizzas qui jaillissaient des fours, et Rubén l’affligeait d’un de ses sourires désarmants dont le divin salaud avait le secret.

— Tu sais que personne peut te saquer chez les flics, lui rappela-t-elle. Si je leur dis que l’info vient de toi, je vais me faire taper sur les doigts.

— Tu es plus maligne que ça.

— C’est pas toi qui es sous le marteau.

— Ni au manche. Tu as un copain à l’Immigration, non ?

— On ne couche plus ensemble depuis longtemps, rétorqua l’inspectrice.

— Je suis sûr qu’il en a gardé l’usage de la parole.

— Tss…

Anita rumina au-dessus des croûtes de pizza. Ses années de flic avaient terni son teint, l’uniforme ruiné son sex-appeal, mais Rubén la revoyait, gamine, avec sa glace à la fraise devant le marchand et ses yeux d’ado qui le dévoraient tout frais.

— O.K., soupira-t-elle en empochant le numéro. Je vais voir ce que je peux faire…

— Merci, querida.

— C’est ça, ouais.

Anita se leva au milieu du brouhaha, lança sa serviette au visage de Rubén et, dans un clin d’œil vieux d’un siècle, s’éclipsa vers les toilettes en chaloupant des fesses. Il commanda deux cafés, profita de son absence pour régler l’addition.

La blonde revint rapidement, repoudrée, presque pimpante malgré son accoutrement.

— Merci, dit-elle en voyant les billets sur la table.

— C’était dégueulasse, fit-il pour la rassurer.

Le sourire mollasson d’Anita rappelait les pizzas. Ils expédièrent le café.

Des nuages noirs brassaient le ciel quand ils quittèrent la cantina du Centro ; Rubén alluma une cigarette, et se sentit mieux à l’air libre. Il pensait à la sculptrice de la veille au soir, à sa requête au sujet du meurtre de La Boca. Il avait montré le portrait au fusain du travesti à Anita un peu plus tôt : l’agent de patrouille avait eu vent du cadavre retrouvé au pied du transbordeur, pas de ce qu’on lui avait fait…

— Merde ! s’exclama-t-elle en voyant l’heure. Je suis en retard !

La blonde lui porta l’accolade — elle sentait la vanille, le goût le mieux partagé du monde.

— Au fait, lança Rubén avant de la laisser filer. Ituzaingó 69 : ça te dit quelque chose ?

Anita fronça les sourcils sur son visage curieusement dissymétrique.

— Non, dit-elle. C’est quoi, un club échangiste ?

*

Ituzaingó 69, quelques mots griffonnés retrouvés dans le jean de Maria Campallo. Rubén avait visité l’immeuble de l’artère de San Martín qui portait le même nom, interrogé un couple de travailleurs syndiqués qui avaient tout perdu avec la vague de privatisations, emploi et dignité, survivant tant bien que mal en participant à des clubs de troc, des gens qui n’avaient jamais entendu parler de Maria Victoria Campallo ni de son père. Le détective avait suivi une autre piste la nuit dernière, celle d’un groupe de rock, Ituzaingó, du quartier éponyme, dans la zone de Castelar Norte : les musiciens avaient joué deux semaines plus tôt au Teatro de la Piedad, à l’angle de Bartolome, un bar de nuit associatif assez roots où la bassiste du groupe Ituzaingó se produisait ce soir-là en solo. Voix épurée, sons envoyés d’un ordinateur, ambiance Cocorosie en station lunaire : interrogée après le set, la jeune brune avait certifié n’avoir jamais rencontré la photographe — ils n’étaient qu’un groupe autoproduit de la banlieue Nord.