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La piste était froide. Rubén laissa tomber et fila à Palermo où le cordonnier de Maria Victoria, après deux jours de congé hebdomadaire, avait rouvert son échoppe. Il lui présenta la carte trouvée dans le cendrier du loft sans s’appesantir sur l’odeur de cuir et de pieds qui régnait dans la boutique. Le cordonnier, fort aimable, confirma que Mlle Campallo avait en effet déposé une paire de chaussures la semaine précédente, pour un ressemelage.

— Maria n’est pas venue les chercher ?

— Non, répondit l’homme aux cheveux grisonnants. C’était paraît-il urgent, mais je l’attends toujours… Ces jeunes ! souffla-t-il avec empathie.

— Vous savez pourquoi c’était urgent ?

— Bah, pour aller danser !

— Danser ?

— Le tango évidemment.

Évidemment.

— Vous pouvez me les montrer ?

L’homme posa bientôt une paire à talons sur le comptoir de son fourbi, des chaussures de tango qui avaient dû cirer bien des parquets.

— Si vous comptez vous y mettre, je vous conseille un autre modèle, plaisanta le commerçant.

— Maria danse souvent, on dirait. Vous savez où ?

— Je sais qu’elle prend des cours à La Catedral, répondit-il. Depuis un moment déjà…

Un club de tango pas loin du centre. Rubén voulut payer la réparation, pour le dérangement, mais le cordonnier refusa.

— Elle viendra les chercher toute seule, la petite !

Pas sûr.

Rubén rentra chez lui, le cœur un peu plus lourd. Il pensait toujours à l’Indienne qui avait sonné à l’agence la veille au soir, à ses yeux noirs passés à l’eau de pluie, à sa proposition. La pauvre, était-elle désespérée à ce point ? Le soir tombait sur les façades de la rue Perú quand Anita rappela sur son portable. D’après l’Immigration, Maria Victoria Campallo n’avait pas quitté le pays le week-end précédent : elle s’était en revanche rendue en Uruguay, un aller-retour pour Colonia, le mercredi, soit deux jours avant sa disparition.

— Colonia ?

— Oui, par bateau.

Rubén tapa le nom sur Internet. Bingo. « Ituzaingó 69 » : ce n’était pas une adresse en Argentine, mais à Colonia del Sacramento, Uruguay.

*

Un tas de sculptures au rebut s’amoncelait le long des entrepôts désaffectés — bouts de ferraille, moteur, cadres de vélo, roues de tricycle, tuyaux, plaques rouillées, écrous de locomotive, vilebrequins attaqués par les ronces. La « loge » de Paula se situait au fond du jardin, après le géant débile en tôle pliée à l’effigie de la police fédérale : une caravane verdie de mousse montée sur parpaings où le travesti avait rapatrié ses trésors féminins, loin des yeux de sa mère.

Paula avait besoin de paillettes, de parfums, de gens comme « elle », avec des reflets de solitude dans leurs rires échevelés : Miguel avait besoin d’hommes qui le considéreraient comme une femme. Sa mère ne l’avait jamais compris, ou accepté comme tel. Les choses auraient-elles été différentes s’il y avait eu une présence masculine à la maison ? Miguel gardait peu de souvenirs de son enfance, presque aucun de son père Marcelo, décédé lors du conflit des Malouines, quand le navire amiral de la flotte argentine avait sombré avec ses trois cents marins. Une page noire de l’Histoire : la leur s’arrêtait là. Miguel avait cinq ans et sa mère pour seul tuteur, Rosa, une femme pieuse attachée à la propreté et à l’ordre qui, très tôt, avait révélé ses tendances maniaco-dépressives. Déjà petit, elle le bordait avec tant d’acharnement que le lit prenait des allures de sarcophage : la poitrine compressée par les draps, Miguel dormait avec la sensation d’étouffer — une explication psychosomatique à ses problèmes de cœur ? Les objets et les meubles étaient disposés avec une rigueur toute militaire, ses jouets réduits à un lot de petites voitures ou de figurines guerrières dont le garçonnet n’avait que faire. La vie s’était figée depuis la mort du père, héros dont Rosa entretenait le culte. Les rires dans la maison étaient considérés comme des offenses au défunt qui, par son absence, occupait toute la place.

Hormis pour aller à l’école, Miguel ne sortait guère, sinon pour accompagner sa mère à l’église, où l’ambiance ne changeait guère de la maison. À rebours, il se disait que l’arrivée des cousines n’avait été qu’un passage à l’acte. Miguel devait combler le vide qu’il avait dans le cœur, un vide affreux, qu’il ne s’expliquait pas… Sans diplôme, contraint d’aider Rosa à la blanchisserie, le travesti n’avait jamais eu ou pris les moyens de son indépendance. Un amour partagé l’aurait sans doute aidé à quitter sa mère, mais son besoin de se transformer s’interposait entre le désir et l’autre : dès l’âge de vingt ans, Miguel comprit qu’il ne pourrait aimer personne. Jamais vraiment — jamais comme l’idée qu’on s’en fait. Et qu’il en crèverait. C’était lui, l’autre.

Narcisse. Une histoire de reflet, d’un cruel manque de soi, qu’il comblait en vain en se travestissant. Miguel n’était pas le seul à être « malade » : alerté par la subite aggravation de son cas, il s’était renseigné au sujet des délires maniaques de sa mère.

Les gens atteints de géophagie mangeaient de la terre, les coprophages des excréments ; les personnes souffrant du syndrome de Rapunzel ingurgitaient leurs cheveux, du papier mâchonné ou divers débris alimentaires. Rosa risquait l’occlusion intestinale ou d’autres complications sérieuses liées à ce que la médecine considérait comme des conduites boulimiques : dans tous les cas, un suivi psychiatrique restait indispensable. Un souci de plus pour Miguel. Depuis quand sa mère était-elle frappée de ce syndrome ? Avalait-elle n’importe quoi dès qu’il avait le dos tourné ? Quelle quantité ? Devait-il la faire hospitaliser, au plus vite ? Et le chorégraphe, la revue du Niceto : que se passerait-il s’il avait la possibilité de poursuivre la tournée avec la troupe, comme Gelman venait de le lui laisser entendre ? Devrait-il encore abandonner toute idée de vie heureuse pour veiller sa mère folle ?

C’était ce soir la première : Paula avait à peine eu le temps de répéter sa chorégraphie, et le télescopage du réel la mettait dans un état d’excitation confuse — serait-elle à la hauteur de ses rêves ? Une perruque blond vénitien trônait sur le reposoir de la coiffeuse, sa préférée ; Paula finissait de se maquiller quand Jana la trouva devant la psyché, un bandeau sur ses cheveux tirés, épinglés, au milieu des fanfreluches et des cotons.

— Tu es prête ? fit-elle en entrant dans la « loge » du travesti.

Ses cils de girafe papillonnèrent brièvement.

— Presque !

Ça sentait la poudre pailletée et le patchouli dans la caravane : Paula reposa ses ustensiles de beauté, évalua les traits de son visage.

— Ça commence à quelle heure, ta revue ?

— Deux heures sur scène, répondit l’artiste. Mais il faut que j’y sois à onze heures pour le maquillage et les costumes… Oh ! Jana, je suis morte de trouille mais c’est génial ! piaffait-elle, les yeux sur orbite devant le miroir. Une tournée, tu imagines ! Je pourrais réparer ma dent, peut-être même m’acheter… m’acheter…