— Des chewing-gums, l’aida sa copine.
— J’ai baratiné à l’audition, mais j’ai jamais fait de show pareil ! continua Paula, dans sa bulle à strass. Si ça se trouve, je serai comme une tortue : toute pétrifiée ! Tu sais ce qu’on dit du trac ? Il paraît qu’on peut en chier dans sa culotte !
— Ça va être chouette ton spectacle, fit remarquer Jana.
— Tu viens, hein ?
— Évidemment.
Paula avait obtenu une invitation pour son amie, qui ne sortait pour ainsi dire jamais de ses sculptures en fer. Ça lui ferait du bien, à elle aussi.
— Paula ?
— Oui, mon cœur ?
— Pourquoi tu ne viendrais pas habiter ici définitivement ? N’attends pas que ta mère soit internée. C’est inéluctable de toute façon, et cette tournée est peut-être la chance de ta vie : ne la gâche pas.
Jana revoyait la cinglée, avec ses vieux cheveux roux grisonnants filasse et sa tête mauvaise, incapable d’aimer : qu’elle crève en enfer.
— Hein ? insista-t-elle.
— Je ne sais pas, soupira le fils de la blanchisseuse. Je ne sais plus…
— Ce genre d’opportunités ne se renouvellera pas tous les quatre matins, Paula. C’est un signe qu’on t’envoie. La vie en est placardée. Suis-le.
— Tu as peut-être raison. Peut-être que c’est Luz qui m’envoie un signe, de là où il est… Pauvre chéri.
— Alors ?
La perruque ajustée, le travesti pivota sur son siège à moumoute rose.
— Je suis prête !
Paula souriait, maquillée comme pour un mariage sur Vénus. Jana soupira — quelle bourrique…
Sarmiento 4006, à l’angle de Medrano : loin des clubs de San Telmo, où les grandes voix de la ville se produisaient pour une clientèle triée sur le volet, « La Catedral » ne payait pas de mine avec son hall d’immeuble passé au néon, son escalier de carrelage années 50 et son entrée à dix pesos.
Une fois à l’étage, tout changeait.
Testostérone, toxines, empreintes codées et phéromones s’entrechoquaient comme des passions aveugles dans le clair-obscur de la salle. Rubén pénétra dans l’antre du tango, théâtre de la danse née il y a plus d’un siècle dans les conventillos, ces vieilles bâtisses louées aux familles immigrées ou transformées en maisons closes. Le lieu devait son nom à l’ancienne cathédrale de bois, qui abritait aujourd’hui un temple d’un autre genre. La lumière y était chaude et brillante, sur d’immenses drapés rouges qui délimitaient l’espace, d’une beauté impressionnante. Un portrait géant de Gardel surplombait la piste où les couples se mesuraient : on y dansait des tangos transversaux, fatalement renversants. À l’ombre, les danseurs qui attendaient leur tour s’épiaient depuis les tables dans un jeu d’œillades subtil : il faudrait s’enlacer tout à l’heure, souvent sans se connaître et parfois sans un mot, sentir et deviner l’intention du cavalier, avant d’engager le premier pas, dès lors inéluctable.
Deux jeunes blondes scandinaves attendaient près de la piste qu’un étalon vienne les débourrer ; Rubén songea à son père (Daniel Calderón avait écrit plusieurs poèmes sur le « monstre bicéphale » du tango), puis se dirigea vers les lourdes tentures rouges ; elles donnaient sur le bar, long comptoir de bois patiné où les aficionados venaient boire un verre entre deux danses. De vieilles affiches grimpaient aux murs de brique décrépis sous les lampions dégingandés ; la sculpture d’un plasticien pendait à la charpente principale de l’antique cathédrale, un gros cœur bâillonné d’un rouge écarlate qui semblait flotter sous les poutres.
— Ça vous rappelle quelque chose ? demanda une voix tandis qu’il visait le ciel.
Rubén se retourna sur une quadragénaire au décolleté pigeonnant, une femme brune et fort avenante malgré son nez sinueux.
— L’amour, non ? dit-il.
Elle évalua l’œuvre qui les surplombait.
— Hum, acquiesça-t-elle. Vous dansez ?
Il vit qu’elle portait des chaussures adéquates.
— Comme un pied, répondit Rubén.
— Ah ? Ce n’est pas l’impression que vous donnez ! s’esclaffa-t-elle dans un rire franc.
— Ne vous fiez pas à l’éclairage, je suis un piètre cavalier. Vous venez là souvent ?
— Non.
— Dommage.
— Oui, sourit-elle. Dommage…
Un jeune homme élégant sous une barbe négligée ramassait les bières vides sur le comptoir : Rubén abandonna la danseuse solitaire, commanda un pisco sour au barman et lui présenta la photo de Maria Victoria.
— Tu connais cette fille ? Ou tu l’as déjà vue ici ?
— Non, répondit bientôt le jeune homme. On voit beaucoup de monde…
— Maria Victoria Campallo, annonça Rubén tandis qu’il pilait la glace. Elle vient danser ici, m’a-t-on dit…
Le barman finit de préparer le cocktail, reluqua de nouveau la photo glissée sur le comptoir, fit une moue évasive en agitant le shaker.
— Je ne sais pas… (Il remplit sa coupe d’une mousse blanche.) Faudrait demander à Lola et à Nico : ils connaissent tout le monde.
— Et on les trouve où, les tourtereaux ?
— Là-bas, fit le barman d’un signe de tête.
Lola et Nico faisaient une pause à la table voisine, à l’écart des danseurs. Rubén laissa un généreux pourboire et embarqua son verre.
Maquillage outrancier, chapeau noir, bas résille, robe rouge moulant les hanches, hormis les baskets qu’elle venait d’enfiler pour soulager ses pieds, Lola avait gardé sa panoplie de tango. Contraint comme beaucoup d’Argentins de multiplier les petits boulots, le couple se produisait en journée sur les terrasses des bars de La Boca où, fascinés par le coït mimé du tango, des touristes patauds se faisaient photographier pendus à leur cou dans des poses sensuelles, moyennant quelques pesos. Le soir, ils donnaient des cours à La Catedral. Nico parlait le lunfardo, l’argot des conventillos. Son amie Lola faisait la gueule : elle aurait voulu être puéricultrice, pas danseuse de rue aguichant le pigeon. Rubén les trouva attablés dans un coin, massant leurs pieds fatigués après les cours du soir. Il se présenta, expliqua brièvement sa requête, photo de Maria Victoria à l’appui. Nico, tout en angles, se pencha sur le visage en papier mat.
— Oui, opina-t-il bientôt. Je lui ai donné quelques cours cet été… Une fille sympa, plutôt douée.
Lola près de lui garda sa moue hautaine.
— Tu l’as vue dernièrement ? demanda Rubén.
— On s’est croisés l’autre week-end. Elle était là, dit Nico en désignant une table à l’ombre des spots. Mais elle ne prenait pas de cours…
Le détective sentit le picotement sur sa peau.
— C’était quand ?
— Vendredi.
Le jour où Maria avait appelé Carlos au journal. De nouveaux couples ombrageux s’enroulaient sur la piste, Rubén ne les cadrait plus.
— Il y avait quelqu’un avec elle ?
— Oui. Oui, une petite rousse maquillée, le genre voiture volée, se moqua Nico pour éviter les foudres de sa panthère. Ils ont dû rester une heure… Pourquoi ?
— Ils ? releva Rubén.
— Pas besoin d’être physionomiste pour voir que la rousse était un trav’ ! glapit le danseur gominé sous les cris du bandonéon.