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Rubén avait encore le dessin au fusain de Jana dans sa poche, qu’il avait montré ce midi à Anita. Il déplia la feuille du bloc-notes, plus nerveux qu’il voulait le laisser paraître.

— Un travesti dans ce genre ?

Nico affina son trait de moustache, jeta un œil à sa compagne, qui confirma d’un regard détaché.

— Oui, opina-t-il. C’est plutôt ressemblant.

Rubén frémit à la lumière chaude des spots : Luz.

10

Un jeune Yankee ivre mort sortit d’un taxi, une bière à la main, et quelques pesos en liquide qu’il jeta au chauffeur pour sa course. Décidé à impressionner les quatre majorettes qui l’accompagnaient, il voulut doubler la longue queue à l’entrée du Niceto Club, insista sur son statut de leader naturel du monde libre, protesta quand Rubén passa devant sa cour, et se fit jeter par le physionomiste qui renvoya les vedettes au bout de la file sous les sarcasmes des noctambules.

La boîte la plus hype de Buenos Aires était bourrée à craquer pour le show de cette nuit, qui battait son plein : machine à sons et stroboscopes sur foule extatique, ils s’agglutinaient par centaines devant une scène immense. Le spectacle qui s’y déroulait laissa Rubén un instant médusé.

Une blonde sculpturale sortie d’un comics érotique affublée d’une jupette et d’un uniforme de marin dansait avec volupté sous les lights, roulant à l’occasion des pelles à son alter ego féminin, une liane brune aux cheveux gominés vêtue d’un costard d’homme, qui enlaçait la super bimbo de ses jambes voraces. Aveugle aux attouchements des deux beautés, un trav’ chauve de cent soixante kilos drapé de soie sodomisait un jeune gladiateur masqué et musculeux armé d’un trident ; ses collègues de la Légion romaine enfonçaient leurs épées dans les fesses d’éphèbes terriblement consentants, léchaient la lame de plastique et adressaient des mimiques gloutonnes au public, qui jubilait avec eux, pris dans la transe. Mise à mort sexuelle, acte de luxure débridée, échangismes multiples, lesbienne, homo, trav’, femme ou homme déshonorés, toutes les combinaisons s’enchaînaient sur la scène du Niceto, sorte de lupanar orgiaque mimé par les sbires d’un Sade en grande forme. Le Club 69, c’était le nom de la troupe : une chorégraphie porno-comique extravagante.

Il était quatre heures du matin, c’était la troisième boîte que Rubén écumait et Paula se tenait côté jardin, tortillant son cul dans une robe à strass rouge aux mille reflets ; rayonnant, un sourire à dix carats compensant sa dent manquante, le fils de la blanchisseuse taillait une pipe géante au bec d’un cygne rose, qui décorait le fond de scène. Ils se croisaient depuis des années rue Perú. Rassasiée, Paula tapota la croupe du volatile à paillettes pour en souligner le bon goût, se tourna vers le public qui applaudissait à n’importe quoi, et reconnut l’homme devant le proscenium — le détective lui faisait signe qu’il l’attendait au bar, après le spectacle…

Rubén traversa la cohue en proie à la soûlographie et commanda un verre au comptoir le plus proche. Il reconnut les jeunes Américaines au sex-appeal pasteurisé qui se déhanchaient sur la techno house, reçut sa consommation par-delà une haie de buveurs dont la moyenne d’âge n’excédait pas trente ans. Rubén observait la parade ivre des paons autour des blondes, pensif, quand il aperçut Jana à l’autre bout du bar. Chevelure brune évanescente, débardeur noir et bras de fée : elle aussi l’avait vu.

Il se fraya un passage à travers la faune.

— Qu’est-ce que vous faites là ?! lui lança la sculptrice, encore surprise par ce qui ne pouvait être une coïncidence.

— Je vous cherchais, répondit Rubén au milieu du vacarme.

Jana voulut lui faire une place mais on les pressait contre le comptoir.

— Je croyais qu’on ne valait pas une roupie ? feignit-elle de s’étonner. Comment vous saviez qu’on serait ici ?

Rubén se pencha sur son oreille.

— Vous m’avez laissé une liste de lieux où traînaient vos amis trav’, dit-il dans ses cheveux. J’ai écumé trois dance floor avant que le type à l’entrée me parle du show de ce soir. Ça m’a forcément mis la puce à l’oreille !

— Bravo, Rintintin ! s’esclaffa-t-elle sous les basses.

Rubén déposa un billet sur le comptoir poisseux de bière.

— Je peux vous offrir un verre sans que vous me le balanciez dans la gueule ?

— Je ne voudrais pas abîmer votre costume d’hidalgo, dit-elle avec prévenance.

Calderón portait une chemise sous une veste de peau à la coupe sixties qui devait valoir deux ou trois de ses sculptures.

— Je n’ai pas grandi avec une cuiller en argent dans la bouche, l’informa-t-il.

— Elle était trop grosse ?

Rubén éclata de rire parmi les ivrognes, et eut soudain dix ans de moins.

— Alors, vous prenez quoi ?

— La même chose que vous, dit-elle.

Il accrocha le regard du barman, commanda deux piscos sour. Jana était presque aussi grande que lui, si proche qu’il pouvait sentir son odeur de musc.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Paula ? demanda-t-elle.

— Je vous l’expliquerai quand on aura récupéré nos verres : c’est trop le bocson ici.

Il fallait presque se crier à la gueule pour s’entendre.

— En tout cas je vous ai menti l’autre soir, confessa Jana, pressée par la foule poisseuse. Je n’ai plus du tout envie de vous !

— Vous vous seriez lassée de toute façon.

— Pas mon genre.

Il se pencha pour qu’elle répète.

— Quoi ?

— Vous n’êtes pas mon genre ! cria-t-elle.

Rubén lui tendit son verre qui venait d’atterrir sur le comptoir, et l’entraîna en quête d’un endroit moins bruyant. On dansait jusque dans les allées du club, où déambulaient les soûlards. Ils trouvèrent une table jonchée de verres vides assez loin de la piste pour soutenir une discussion ; un borgne avec un bandeau de pirate ronflait sur la banquette voisine, la chemise débraillée, abandonné probablement par ses comparses. Ils s’assirent sur les poufs vacants sans déranger l’ivrogne. Rubén ôta sa veste, ajusta les manches de sa chemise.

— Alors, demanda la sculptrice, son blouson de toile jeté sur la banquette, vous vouliez nous voir pour quoi ?

— Votre copain Luz a été vu dans un club de tango vendredi dernier, dit-il. Une femme l’accompagnait, Maria Victoria, la fille d’Eduardo Campallo, un riche industriel qui finance la campagne du maire. Vous connaissez ?

Jana matait l’intérieur de ses avant-bras : elle aspira d’un trait la moitié du pisco, la petite paille fichée entre ses lèvres, et répondit par une moue négative.

— Jamais entendu parler.

— Maria Campallo a disparu le soir où Luz a été assassiné, poursuivit le détective. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais je la cherche depuis des jours. Il se trouve que deux témoins les ont vus ensemble à La Catedral quelques heures avant le meurtre de votre ami travesti… (Jana grimaça.) Maria Campallo est photographe, dit-il. J’espérais que vous ou votre copine Paula pourriez m’aider à recoller les morceaux…

— C’est plutôt dingue votre histoire, fit Jana en guise de commentaire.

— Oui.

— Vous croyez que la fille de Campallo aussi a été assassinée ?

— On le saurait si les flics draguaient le port. Mais, vous l’avez dit, ils n’ont pas l’air de se bouger.