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La Mapuche gambergea au-dessus de son verre, oublia la honte qui l’avait submergée la veille à l’agence — étranges retrouvailles…

— Drôle comme les choses se retournent, hein ? fit-elle remarquer.

— C’est parce qu’elles vont ensemble, répondit Rubén.

Leurs regards se croisèrent, familiers. Jana changea de mode naturellement.

— Je ne sais pas si ça te servira à quelque chose mais je suis allée fouiller le squat de Luz la nuit dernière, avec Paula. On a trouvé des lettres adressées à sa famille, censée vivre à Junín. J’ai cherché à les contacter mais je n’ai pas vu leur nom dans l’annuaire. Ils sont peut-être sur liste rouge, ou décédés. Luz baratinait tout le monde, expliqua-t-elle, à commencer par ses parents : il faudrait se rendre sur place, mais je ne suis pas sûre que ma bagnole tienne le coup.

Junín était à cinq cents kilomètres, en pleine pampa.

— C’est quoi leur nom ?

— Lavalle. Luz s’appelle en réalité Orlando, Orlando Lavalle. On a aussi trouvé de la dope dans le squat, ajouta Jana. Des doses de paco, que Luz devait dealer dans le quartier. Elle n’en a jamais parlé à Paula.

Rubén opina : la photographe avait de la coke et de l’herbe dans sa table de nuit, rien de très méchant comparé au paco.

— Tu sais qui lui fournissait la came ? demanda-t-il.

— Non, mais Luz a pu marcher sur les plates-bandes d’un caïd de La Boca, un salopard qui l’aura massacrée en signe d’avertissement.

Une guerre de territoire, avec la fille d’Eduardo Campallo au milieu des balles perdues… La Boca jouxtait San Telmo : Rubén connaissait les dopés du quartier, ceux qui vous plantaient un couteau sous la gorge pour se payer leur dose et qu’on retrouvait morts un jour dans la cour d’un conventillo. Maria avait pu se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, en compagnie de Luz, mais quelque chose ne collait pas dans le scénario.

— Maria était enceinte quand elle a disparu, dit-il, et le paco est la pire merde sur le marché. Je la vois mal intoxiquer son bébé avec un truc pareil.

— Sauf si elle voulait le tuer.

— Tu as de drôles d’idées.

— Quelque chose pourtant les a réunis.

Jana acheva son cocktail sous le tremblement des basses. Elle aperçut Paula par-dessus l’épaule du détective, juchée sur une colonne grecque que deux gladiateurs en string poussaient dans la fosse : le travesti se dandinait sous sa robe de rubis illuminée par la poursuite, envoyait des baisers poudrés à la foule hystérique, souriante de bonheur, comme s’il existait.

Rubén la fixait, l’esprit ailleurs visiblement. Elle profita du bug pour observer les savantes mèches brunes qui couvraient son front.

— Tu connais le nom du flic qui a ramassé Luz au pied du transbordeur ? se réveilla-t-il.

— Andretti, répondit Jana. Le chef de l’équipe de nuit. Le genre à bouffer des chauves-souris.

Rubén connaissait l’énergumène de réputation. Il jeta un œil à sa montre : bientôt cinq heures du matin.

— O.K., acquiesça-t-il.

— Quoi ?

— Je vais aller lui dire deux mots, fit Rubén, le regard sombre.

Il reposa son verre sur la table humide. Celui de Jana était déjà vide. L’alcool et des picotements couraient dans ses veines indiennes.

— Je viens avec toi.

*

La police argentine était considérée comme une bande rivale par les malfrats et les gangs, un groupe armé chargé de protéger la haute délinquance de la petite. Une porosité ténue : les armes tournaient dans des circuits illégaux en connexion avec la police et l’armée, les jeunes zonards arrêtés étaient sévèrement battus avant de négocier leur liberté en échange d’une partie ou de la totalité de leur larcin : la maigreur de ces derniers expliquant la propension des flics à les liquider, passer à l’ennemi était un moyen pour les délinquants de gagner de l’argent « légalement », et accessoirement de sauver leur peau.

Souffre-douleur, équipier, homme à tout faire, le rôle de l’agent Troncón variait selon les humeurs de son supérieur, Andretti. Jesus Troncón avait d’abord nettoyé les chiottes du commissariat et les cellules des poivrots avant que le sergent n’eût l’idée de l’embaucher pour des opérations spécifiques. « Apprenti électricien », disait la fiche du blanc-bec : il pouvait toujours trafiquer les systèmes d’alarme, déclencher des feux dans des squats pour le compte de promoteurs immobiliers.

On l’avait mis à l’accueil ce soir-là. Troncón reconnut l’Indienne qui venait de faire irruption dans le commissariat de nuit, mais pas le grand brun au regard électrique qui fondait sur son comptoir.

— Le sergent Andretti est là ? lança-t-il sans se présenter.

Jesus rangea sa revue de fesses sous des papiers mal photocopiés. L’élégance du type ne cadrait pas avec la vétusté du lieu et il voyait mal ce qu’il faisait là avec la negrita.

— Il est pas disponible, déclara Troncón en prenant un air de circonstance. C’est pour quoi ?

— Le meurtre du travesti que vous avez repêché dans le port, répondit Rubén.

— Ah oui.

— Va le chercher, je te dis.

Jana se dandinait près des plantes en plastique : le commissariat était désert, sans même un ivrogne ou un dopé en manque à hurler dans les cellules.

— J’ai des ordres, s’empourpra l’agent Troncón, le front court et buté. C’est moi qui prends les dispositions !

L’andouille se mélangeait les pinceaux.

— Bon, s’impatienta Rubén, il est où le bureau du chef ?

— Au fond à droite, répondit Jana.

— Il est pas là ! objecta l’apprenti policier.

— Tu louches quand tu mens, Averel.

— Personne ne passe ! (Troncón prit position au milieu du couloir, les mains aux hanches, sur son ceinturon.) Il faut prendre rendez-vous !

Rubén poussa le débile contre le mur.

— Chef ! s’écria-t-il en rattrapant sa casquette. Chef, chef !

— Qu’est-ce qui se passe ici ?! tonna alors une voix dans le couloir.

Alerté par les bruits, le colosse sortait de son bureau : le sergent Andretti, cent trente kilos, un peu flasque mais encore capable d’éborgner une jument d’un coup de poing.

— C’est quoi ce bordel ?!

Lui aussi connaissait Calderón, de vue comme de réputation, celle d’un fouille-merde violent dopé au droit-de-l’hommisme qui collectionnait les dossiers sur les anciens répresseurs. Andretti vit l’Indienne dans le dos du détective, celle qu’il avait interrogée l’autre soir, et grimaça. Rubén se posta face au gros flic.

— J’enquête sur une disparition et le meurtre d’Orlando Lavalle, dit-il sans montrer sa plaque, le trav’ que vous avez repêché l’autre nuit. Je sais qu’il a été torturé avant d’être jeté au pied du transbordeur. L’autopsie, elle dit quoi ?

— J’ai pas à te répondre, répliqua Andretti, les manches de chemise repliées sur des avant-bras poilus. Et j’aime pas les privés. Fous-moi le camp avec ta pute !

L’ancien désosseur concourait à la testostérone.

— Mademoiselle est le témoin d’un meurtre. Tu préfères peut-être qu’on avertisse les journalistes ? suggéra Rubén. Un trav’ de La Boca émasculé et balancé comme une merde dans le port, ça peut faire la Une de pas mal de journaux. T’en dis quoi, mon gros père ?

Le sergent eut un rictus désagréable. Il vit la tête de Troncón qui dépassait au bout du couloir et souffla dans ses naseaux.