— Alors ? insista Rubén. Elle raconte quoi, l’autopsie ?
— Rien du tout, répondit Andretti. Elle dit rien parce que y a pas eu d’autopsie. On n’a pas retrouvé le sac à main du trav’ et y avait rien non plus dans son squat : pas de papiers, rien pour l’identifier, que dalle.
— Ça ne vous dispense pas de faire votre boulot.
— On a pour consigne de faire des économies : vous savez combien ça coûte, une autopsie ? fit le sergent en prenant Jana à témoin.
— Pratique, non ?
— C’est pas moi qui donne les consignes.
— Où est le corps ?
— À la fosse commune.
— La place pour les gens comme lui, c’est ça ? (Rubén se concentra sur le regard trouble du policier.) On escamote le corps, ce qui dispense de mener une enquête.
— On a mené une enquête ! se défendit Andretti. On la mène toujours, qu’est-ce que tu crois ! Y a en ce moment deux voitures qui patrouillent sur les docks : vous voyez bien que le commissariat est vide, qu’on fait le maximum !
— Le maximum pour qu’un deuxième meurtre ne vienne pas mettre en lumière vos pratiques, enchaîna Rubén. Il conclut quoi, ton rapport, Andretti ? Qu’un travesti non identifié s’est coupé la bite en s’épilant le maillot avant de trébucher tout nu dans le port ?
— Ah ah !
— Alors ? le pressa-t-il, glacial.
Le sergent jaugea Calderón, visiblement prêt à en découdre, pesa le pour et le contre.
— Personne a vu le trav’ tapiner ce soir-là, déclara-t-il. Ça nous aide pas à avancer.
— Luz/Orlando gardait de la dope chez lui, relança le détective, des dizaines de doses de paco qu’il dealait dans le quartier. Tu sais qui était son fournisseur ?
— Non, grogna-t-il en collant sa masse contre la porte du bureau.
— Toi, Andretti, répondit Rubén. Toi et tes petits copains de l’équipe de nuit, qui doivent toucher leurs étrennes.
Le colosse gonfla ses pectoraux.
— Dis donc, petit con…
— Je me fous de tes trafics : tu as enterré l’enquête pour qu’on ne vienne pas mettre le nez dans vos affaires, exact ? Maintenant réponds à une question, la seule qui m’intéresse. Je sais que Maria Campallo a vu le travesti quelques heures avant sa mort : pourquoi ?
La casquette de Troncón dépassait toujours à l’angle du couloir. Son chef rosissait à vue d’œil.
— Je connais pas cette Maria, répondit-il bientôt. (Il secoua ses bajoues.) C’est qui ?
Son air innocent faisait mal aux dents.
— La fille d’Eduardo Campallo, dit Rubén, un richard qui finance la campagne du maire.
Il lui montra le portrait de la photographe, que le policier inspecta avec circonspection.
— Je connais pas… Jamais vue dans le quartier, ni ailleurs.
— Elle était pourtant avec Orlando peu avant le meurtre.
— Peut-être, dit-il en haussant ses épaules de buffle. Mais pas par chez nous…
Rubén eut un regard en coin pour Jana, à la lumière crue du couloir — pour une fois, ce gros lard avait l’air sincère.
— Luz avait des clients réguliers ? demanda-t-il. Des clients huppés ?
— Je sais pas, bougonna le policier. C’est pas mon business.
— Non, ton business, c’est juste refourguer de la dope à un trav’ paumé pour qu’il pourrisse d’autres paumés. Tu vises une médaille d’or chez les bienfaiteurs de l’humanité ?
Leurs regards se croisèrent, deux crocos dans une mare à la saison sèche. Le flic ne dit rien, fulminait dans un silence éloquent…
— Si tu es dans le coup, Andretti, souffla le détective, je te jure que je te fais bouffer ta graisse de phoque.
— Va te faire foutre, Calderón.
Mais le chef de l’équipe de nuit n’en menait pas large. Rubén fit signe à Jana qu’il était temps de vider les lieux. Ils quittèrent le commissariat de La Boca sans un regard pour l’andouille au comptoir.
Dehors l’air était doux, le ciel d’améthyste. Jana, qui avait observé la joute, laissa Rubén redescendre sur une terre plus hospitalière. Ils firent quelques pas sur le trottoir, entre brume moite et vent de poussière. Rubén lui avait presque fichu la frousse tout à l’heure, quand il avait regardé Andretti. Le détective ruminait dans sa barbe, l’âme alcaline fumant sous les fils électriques reliés aux conventillos.
— Une fausse piste, hein ? fit Jana, lisant dans ses pensées.
— On dirait, oui.
La voiture était garée à un bloc.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda la sculptrice.
Rubén croisa son regard étoilé sous la lune descendante.
— Je te ramène…
Les phares réveillèrent l’aviateur aux yeux à ressorts qui montait la garde dans la cour, à l’entrée de la friche. Jana avait laissé les clés de la Ford dans la loge du Niceto, mais Paula n’était pas encore rentrée. Rubén gara la voiture dans la cour.
— Je vais chercher l’adresse des parents, fit la Mapuche en poussant la portière.
Il la laissa filer vers son atelier, profita de la brise pour observer son territoire. Des fourmis rouges géantes paissaient dans les orties, antennes par-dessous tête, sous l’œil narquois d’un crocodile aux dents en vis ; plus loin, un varan rouillé en boulons de locomotive errait dans les broussailles, et qu’on laissait pourrir là… Le jour pointait au-delà du hangar, quelques oiseaux pépiaient sur les poteaux dénudés. Jana le retrouva dans la cour.
— Tiens, dit-elle.
Rubén écrasa sa cigarette au pied de l’aviateur, empocha l’enveloppe avec l’adresse des parents d’Orlando.
— Merci…
— Tu comptes faire un tour à Junín ?
— Hum. Avoir quelques infos en tout cas, dit-il, évasif.
Il avait mis Anita sur la piste de Colonia. Quel rapport entre Luz/Orlando et l’aller-retour de Maria Campallo en Uruguay ? Six heures sonnaient quelque part et la fatigue commençait à peser sur ses épaules.
— Tu veux venir boire un verre en attendant Paula ? proposa Jana. Telle que je la connais, elle ne sera pas de retour avant dix heures du mat’.
Il releva des sourcils circonflexes.
— Je t’ai menti tout à l’heure dans la boîte, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence. Quand je t’ai dit que tu ne me plaisais pas…
Rubén la dévisagea sous les astres fuyants : pour la première fois, son regard en amande avait quelque chose de joyeux.
— Tu as de l’énergie à revendre, on dirait, sourit-il doucement.
— Non, c’est gratuit… Chez moi, tout est gratuit. Tu n’avais pas remarqué ?
Rubén tenta d’esquiver ses longs yeux noirs, sans y parvenir. Elle trouva la mire et ne la lâcha plus. Leurs mains s’attendaient depuis longtemps.
— Jana…
— Chut, murmura-t-elle en approchant.
Jana éparpilla ses lèvres sur sa bouche et se sentit fondre comme un bonbon quand il enroula sa langue à la sienne. Elle n’entendit bientôt plus que le gazouillis des oiseaux. D’une main, Rubén ramassa sa croupe et la pressa contre lui, si tendrement qu’elle se laissa porter par ses yeux ouverts : noir, gris, bleu, les bouquets d’orage explosaient dans la cour. Jana ne voulait plus penser ni respirer, elle caressait ses cheveux flous, les petites boucles sur son front, sentit son sexe le long de son entrejambe et gronda de plaisir. L’ardeur, légère et folle, l’électrisa. Sa main sous ses fesses semblait la soulever de terre, leurs langues étaient deux petits serpents d’eau douce qui lui coulait jusqu’au creux des cuisses… Ils s’embrassaient à pleine bouche quand le klaxon d’un camion les sépara.