Paula portait une robe blanche à volants et des boucles d’oreilles en forme de cœur ; son fond de teint succombait au petit matin et, à cette heure, ses macarons n’attendrissaient plus que ses cousines mésanges.
Jana secoua la tête.
— C’est la poudre qui te rend parano.
— Je te jure que non, répondit Paula, les yeux comme des soucoupes. J’ai demandé aux filles, dit-elle en se tournant vers les accros du lap dance : elles non plus n’ont pas vu Luz de la nuit. Ça fait au moins dix forfaits que j’explose en messages : même si Luz avait perdu son portable, elle serait là. Je ne sais pas ce qui se passe…
— Il disait quoi au juste son message ?
— Juste qu’elle voulait me parler d’un truc important, qu’elle me donnait rendez-vous à cinq heures ici, après le Niceto…
La boîte de Palermo où Paula auditionnait.
— Au fait, rebondit Jana, comment ça s’est passé ?
— Bien ! Ils m’ont dit qu’ils me tiendraient au courant !
Paula sourit avec des yeux de Bambi sous barbituriques — c’était son premier rendez-vous avec le monde du spectacle.
— Tu as vu qui, blagua Jana, le portier ?
— Non, non, le chorégraphe ! Gelman, genre Andy Warhol en plus jeune. Dis donc, j’ai vu un bout de la répétition, ça a l’air bien barré comme show ! Écoute, Jana, s’assombrit-elle, Luz n’a pas pu me poser un lapin. C’est pas son style, encore moins si elle avait un truc important à me raconter. Sans parler de l’audition au Niceto… (Paula posa sa main sur la sienne.) J’ai un mauvais pressentiment, Jana. Autrement je ne t’aurais pas appelée. Tu sais comme je tiens à Luz. S’il te plaît, aide-moi à la retrouver.
Paula fronça son petit nez en trompette, une mimique connue d’elles seules. Il manquait une dent à son sourire, le reste tenait bon sous le plâtre. Jana soupira dans l’air vicié de la boîte — O.K… Des silhouettes se glissaient dans l’obscurité : fêtards sur le retour, habitués, homos camés, mateurs, puceaux décidés, la valse des backrooms battrait bientôt son plein. La voix de Jorge supplanta alors le disco latino des enceintes.
— Hey, La Pampa ! cria-t-il à la cantonade. Y a deux gauchos qui demandent si tu te fais toujours monter pour cent pesos ! Oh, l’Indienne ! T’entends ?!
— L’écoute pas, glissa Paula à sa copine, il est trop con…
Jana avait un goût de fer dans la bouche ; de l’autre côté du bar, Jorge riait avec l’élégance d’un semi-remorque sous la pluie. Elle prit la main du travesti et l’entraîna vers le sas de sortie.
C’était ça ou foutre le feu à ce trou à rats.
Buenos Aires était née de rien, une terre de broussailles et de boue au bord d’un estuaire ouvert sur l’océan où soufflaient des vents contraires. C’est ici que les colons avaient construit le port de commerce, La Boca, mâchoires fermées sur le continent amérindien. La Boca colorée par le sang des vaches qu’on y égorgeait jusqu’à ce qu’il inonde les trottoirs, celui des filles qui croyaient migrer d’Europe vers un nouvel eldorado ou qu’on enlevait sous de fausses promesses de mariage avant de les envoyer à l’abattoir, soixante clients par jour sept jours sur sept, dans les bordels à marins — un autre siècle.
Le port était maintenant à l’abandon et La Boca ne devait plus sa renommée qu’aux maisons de tôle ondulée peinte avec les restes des pots des bateaux, à ses rues artisanales et ses jolies bâtisses du Caminito abritant des galeries bariolées où Maradona, Evita et Guevara se déclinaient à toutes les sauces. On y trouvait le sosie du Pibe de oro version fin de carrière, des petites culottes aux couleurs de l’Argentine, des commerçants faisant du gringue aux gringas, des gosses en maillots de foot, des restaurants en enfilade et autant de rabatteurs. Car si en journée La Boca avalait du touriste à la pelle, le quartier se vidait à la nuit tombée : prostitués, vendeurs de came, paumés, racailles, indigents, une faune interlope rôdait jusqu’au petit jour. Même les maisons peintes prenaient un aspect macabre.
La Ford de Jana roulait au ralenti le long des docks, un modèle des années 80 qui ne déparait pas le décor. Des bateaux prenant l’eau purgeaient leur peine dans l’ancien port de commerce, à demi chavirés ou couverts d’algues ; les tours des logements sociaux se dressaient, grisâtres, les linges pendus aux balcons comme autant de langues tirées à la bienséance portègne. Paula observait les lieux de perdition par la vitre cassée ; la descente de coke la mettait à cran, elle se sentait responsable de Luz et les pressentiments lui nouaient le ventre.
Los bosteros, les bouseux, c’est comme ça qu’on appelait les gens de La Boca : Luz, qui avait commencé sa carrière de travesti en taillant des pipes aux routiers de Junín, n’avait guère été dépaysée en débarquant dans le quartier. Luz, alias Orlando, avait fui son destin de station-service le long de la Ruta 7 avec pour seul contact un cousin qui l’avait mis dehors en découvrant ses affaires de femme dans sa valise. Le jeune travesti avait alors erré dans les bars et les boîtes en quête d’un homme qui voudrait bien de lui comme elle était, avant de tomber sur Paula.
Si la plupart des travestis voyaient dans leurs homologues au mieux des amateurs, au pire des concurrents, Paula avait le cœur pour deux. La Samaritaine était surtout bien placée pour savoir comment finirait son histoire. Submergée par le besoin de s’habiller en femme, Luz avait déjà tout perdu — liens familiaux, travail, amis. Après des premières passes plus fantasmatiques qu’alimentaires autour des ronds-points, la prostitution était vite devenue sa bouée de sauvetage. Une mort d’usure, qui finirait les dents déchaussées : une mort de caniveau. Perdue dans Buenos Aires, Paula lui avait proposé de faire équipe avec elle sur les docks de La Boca ; elles se protégeraient mutuellement, en attendant mieux, et Paula lui apprendrait le métier…
— Tu t’inquiètes pour rien, fit Jana. Je suis sûre que Luz a ramené un type chez elle.
— Non, répondit Paula. Règle Numéro Un, toujours baiser chez les autres, jamais chez soi. Si le type est un cinglé qui veut te faire la peau, il devra se débarrasser du cadavre, tandis que chez toi il n’a qu’à claquer la porte… Non, répéta le pygmalion pour s’en convaincre, Luz n’aurait jamais commis une imprudence pareille.
Jana roulait au pas sous les lampadaires capricieux, épiant les ombres entre les entrepôts abandonnés, les terrains vagues. Un vapeur finissait de pourrir en grinçant contre le quai défoncé, plus loin quelques grues fatiguées et une péniche de sable complétaient l’impression de déshérence. Les rues s’étaient vidées avec l’aube : les travestis, voitures-poubelles de la course à la prostitution, étaient rentrés chez eux…
— Sauf à renifler le cul des chiens, il n’y a rien à faire ici, observa Jana.
Paula acquiesça sur le siège, serrant son sac en faux zèbre sur ses genoux.
— Faisons un tour du côté du stade, dit-elle. On a quelques habitués dans le secteur, on sait jamais…
Le stade de La Boca était un cube de béton jaune et bleu pétrole badigeonné d’enseignes Coca-Cola : c’est ici que Maradona avait fait ses premières armes avant de venger tout un pays de l’humiliation des Malouines en battant l’Angleterre à lui tout seul.
Dieguito se repassait le « coup du sombrero », l’équipe anglaise mystifiée, le But du Siècle, en boucle.
— Whaaa…
Dieguito dribblait les étoiles. L’effet du paco, du résidu de résidu de cristal qu’il venait de sniffer après la tournée dans le quartier.