Cent mille cartoneros descendaient chaque jour des banlieues pour ramasser et revendre les ordures recyclables : papiers, métaux, verre, plastique, cartons, à raison de quarante-deux centavos le kilo — quelques centimes d’euro. Beaucoup d’enfants parmi eux, qui se reconnaissaient par quartiers ou clubs de foot. Dieguito et sa bande portaient le maillot de Boca Juniors, le club de foot monté après le départ de River vers les quartiers riches — trahison depuis jamais pardonnée. Le numéro 10 revenait par nature à leur chef.
— Whaaa…
Dieguito délirait. Le reste de la bande buvait un mélange de jus d’orange et d’alcool à 90o dans des bouteilles en plastique, avachis sur les parterres piétinés qui longeaient l’entrée Nord : aucun ne vit la Ford se garer à l’ombre du stade.
Dieguito sentit bientôt une présence au-dessus de lui, cligna les paupières pour en définir les contours et eut un geste de recul : un trav’ le surplombait, dans un manteau crème taché au col et une robe sous le genou… Il lui fallut quelques secondes pour sortir de sa transe et reconnaître Paula.
— Qu’est-ce tu fais là ? balbutia le cartonero.
— On cherche Luz, répondit son ange gardien. Elle tapinait ce soir sur les docks : c’est votre secteur, tu as dû la voir, non ?
Dieguito s’adossa au pilier de béton. Il y avait une Indienne avec le trav’, que le gamin reluqua d’un air dégoûté — même pas de nichons.
— Luz ? dit-il, la bouche pâteuse. Bah, non…
— Tu ne l’as pas vue parce que t’étais défoncé ou parce qu’elle n’était pas là ?
— Ho ! s’ébroua le gamin. On a bossé toute la nuit pendant que tu te faisais enfiler : tu sais où tu peux te coller tes réflexions ?!
— Dis donc, tu veux mon sac à main sur la gueule ?
Le reste de la bande émergeait doucement, perché sur des lunes bancales ; ils se levèrent sans entrain.
— On te demande juste si vous avez vu Luz tapiner cette nuit, recadra Jana.
— J’en sais rien, moi ! glapit le mioche.
— Tu ne l’as pas vue de la nuit ? insista Paula.
— Nan ! Faut t’le dire sur quel ton ?!
— Ça te dérangerait d’être aimable, Pinocchio ?
— Pine au cul, ouais !
La bande entamait un mouvement d’encerclement autour du trio.
— Un problème, Dieguito ? lança un des cartoneros.
Paula frissonna sous sa robe à volants : certains se baissaient pour attraper des cailloux…
— Ne restons pas là, souffla Jana.
Elles regagnèrent la voiture sous la menace des pouilleux en short et démarrèrent sans s’attarder sur les insultes. Des nuages noirs plombaient l’aurore. Le moral du travesti aussi tombait en flèche.
— Peut-être que Luz est malade, dit Jana, qu’elle est restée chez elle avec la crève et qu’elle dort comme une marmotte. Le truc dont elle voulait te parler n’est peut-être pas si important que ça… Tu flippes trop, mon lapin.
— Elle m’aurait prévenue, fit Paula d’un air maussade. On avait rendez-vous…
La Mapuche bâilla au volant du tas de ferraille.
— On verra ça demain, dit-elle. Je te dépose chez ta mère.
— Je ne pourrais pas dormir avec toi ? minauda sa copine. Juste pour cette nuit ?
— Non, tu donnes trop de coups de pied.
— C’est parce que je cours beaucoup dans mes rêves.
— Un guépard avec du vernis à ongles, ouais.
— J’ai peur d’avoir une crise d’angoisse, Jana. Regarde, renchérit-elle en plaquant sa main sur ses faux seins, j’ai le cœur qui joue du Parkinson !
— Tss…
Don Pedro de Mendoza : la Ford longeait l’avenue du port qui les ramènerait vers le centre quand elles aperçurent les feux giratoires d’une voiture de la police, au bout des quais.
L’ancien transbordeur paissait dans l’eau saumâtre du Riachuelo, exhalant une odeur de vase et de décomposition. Quelques arbustes mal en point avaient poussé contre le ponton vermoulu, des roseaux où s’accumulaient détritus huileux, bouchons et bouteilles en plastique. Un grand type de cent vingt kilos se tenait incliné sur l’eau trouble, flanqué d’un gringalet qui dirigeait une lampe torche le long de la structure métallique.
— Ça sent pas bon, chef ! nota Troncón.
— Éclaire donc, triple buse…
Le sergent Andretti maugréa en suivant le faisceau de lumière qui tremblait : un corps flottait parmi les bidons et les papiers gras, à demi immergé dans la fange compacte. Un corps blanc d’éphèbe, nu visiblement, qu’on avait jeté au pied du transbordeur…
Le policier se retourna vers le véhicule qui se garait au bout des quais : un étrange couple en sortit bientôt, un trav’ et une fille aux cheveux noirs en tenue de guérilla urbaine.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Paula fit quelques pas vers les flics penchés devant le pont, découvrit le cadavre illuminé par la torche, qui baignait dans la mélasse… Elle enfonça ses ongles dans le bras de Jana, les yeux exorbités : Luz.
2
— Qu’est-ce qu’y a ? lança Andretti. Elle se sent mal, ta copine ?
Paula vomissait ses tripes sur les pavés, tandis que deux flics appelés à la rescousse jouaient les équilibristes au pied du transbordeur. Jana toisa le policier sous les flashs intermittents des gyrophares.
— Ça vous amuse ?
Fabio Andretti portait une moustache en poils de sanglier et une bonne trentaine de kilos en trop malgré sa corpulence. Le sergent haussa les épaules, en guise de réponse. Il était payé pour nettoyer le quartier de ses parasites, les trav’, il laissait ça aux services sociaux. Son équipier se tenait en retrait, l’agent Troncón, qu’il avait dû réveiller à coups de pied au cul dans la cellule du commissariat pour partir en patrouille. La vingtaine boutonneuse sous une casquette trop grande, Jesus Troncón n’en menait pas large : il n’avait jamais vu de cadavre nu flottant dans la merde. On le tirait justement vers les quais.
Andretti remonta la ceinture qui supportait son attirail et la poussée inexorable de son ventre. Le jour gagnait sur les tours grises des HLM — pas d’autres témoins que ces deux guignols… Il se tourna vers l’Indienne qui le toisait toujours, pommettes hautes, rétine fixe.
— Bon, soupira-t-il. On va tout reprendre de zéro… C’est quoi son nom ?
— Luz, répondit Jana.
— Luz comment ?
— Je n’en sais rien.
— Je croyais que tu la connaissais ?
— Je ne connais que son nom de trav’, expliqua Jana.
— Ah ouais. Et toi là-bas ?! lança-t-il au type en robe. Tu connais son nom de baptême, au macchabée ?
Paula s’arrachait des hoquets douloureux, juchée sur ses talons aiguilles, ridiculement menue face à l’ancien désosseur : elle ne voulait pas croire que c’était Luz, ce petit singe recroquevillé au pied du transbordeur…
— Or… Orlando, dit-elle enfin.
— C’est tout ?
Paula opina, réalisant avec amertume qu’elle ne connaissait même pas son nom de famille. Elle sortit un mouchoir en papier de son sac zébré pour essuyer sa bouche pendant qu’Andretti griffonnait l’information sur un carnet, ses gros doigts boudinés mangeant la moitié du stylo.
— Qu’est-ce que vous foutez par ici à cette heure ? relança le policier.
— Luz a posé un lapin à ma copine, dit Jana. Comme on savait qu’elle travaillait sur les docks, on est allées voir.