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L’odeur du flic coulait sur elle, sorte d’after-shave pour les pieds.

— Voir quoi ?

— Pourquoi elle n’était pas venue au rendez-vous. Luz et Paula tapinent ensemble, vous devez le savoir puisque vous êtes du quartier.

Andretti mata ses seins dépressifs.

— Et toi, t’es qui ?

— Juste une amie.

— Et lui, fit-il en désignant Paula. C’est qui, sa tante ?

Fabio Andretti avait la carrure du catcheur vieillissant et l’humour au tapis.

— Si c’était une mère qui pleurait son gosse assassiné, vous parleriez autrement, remarqua Jana. Tandis qu’un pédé qui pleure une pute, c’est tellement risible, n’est-ce pas ?

— Attention à ce que tu dis, ma petite.

— Toi aussi.

Troncón se raidit comme sous l’effet d’une piqûre. On se tutoyait facilement en Argentine mais la negrita jouait avec le feu. Le sergent affûta son regard bovin.

— Tu veux qu’on t’embarque, toi et ta pédale ?

Le colosse portait la main sur la matraque qui pendait à son ceinturon — un plaisir de lui dévisser les côtes — quand un des flics pesta dans son dos.

— La concha de tu madre[2] ! Chef ! Chef, venez voir !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Chef…

Andretti vit alors le cadavre de Luz qu’ils venaient de hisser sur les pavés, dégoulinant d’eau putride, et ravala sa morgue : l’éphèbe n’avait plus de sexe… Pénis, testicules, tout avait été sectionné du pubis au scrotum. Il ne restait qu’une plaie noire, malsaine, mêlée à la vase.

— Merde, marmonna-t-il sous sa moustache.

Masque de cire épouvanté, Paula eut un ultime haut-le-cœur et expulsa un liquide noir au pied de Troncón, qui recula trop tard. Andretti pâlit à son tour devant le corps émasculé du jeune homme. Les flics de l’équipe de nuit restaient silencieux, mains croisées, solidaires de leurs attributs.

— Tirez un cordon de sécurité, souffla Andretti. Allez !

Des gens commençaient à converger au bout des quais. Le sergent se tenait toujours accroupi devant le cadavre, découvrant la raie de ses grosses fesses. Ce n’était pas la procédure, il passerait outre : Andretti enfila une paire de gants plastifiés et retourna la dépouille. Il n’y avait aucun impact de balles dans le dos mais une plaie profonde sous l’omoplate gauche. Couteau peut-être — difficile à estimer avec tous ces résidus de vase… La tête n’avait visiblement pas souffert, ni les reins. Pas de vêtements à proximité, ni de sac à main. Ils feraient le tour des poubelles alentour, avec un peu de chance le meurtrier s’en sera débarrassé à la sauvette… Un détail attira alors son attention. Le policier pointa sa Maglite sur la zone rectale, particulièrement abîmée : une chose informe pointait, un amas de chair et de poils. Il déglutit. Un sexe ? Quoi d’autre ? Quoi d’autre que celui du jeune type ?

Andretti se redressa, un peu plus lourd. Ses hommes avaient tiré un cordon sur la scène de crime, les pompiers arrivaient, attirant les badauds.

— O.K., dit-il à l’assistance, on remballe…

À deux pas de là, Troncón avait les souliers souillés de vomissures.

— Qu’est-ce qu’on fait des deux putes, chef ?

Le trav’ tremblait sur le pavé, soutenu par l’Indienne.

— On les embarque, grogna Andretti.

*

« Pelotudos », « Cornudos », « Soretes », « Larvas », « Culos rotos », « Flor de san puta[3] » : à croire les graffitis qui criblaient les murs du commissariat, les flics de La Boca faisaient l’unanimité.

Chef de l’équipe de nuit, Fabio Andretti avait commencé sa carrière comme garçon boucher à Colalao del Valle, un village du Tucumán, lorsqu’un ami de son oncle lui avait proposé d’entrer dans la police, où il « connaissait des gens ». Fabio avait accepté et très vite compris les intérêts à tirer de ce travail. De commissariats miteux en postes déglingués, il avait fait plus d’une fois le coup de poing avec les officiers et leurs subalternes qui arrondissaient leurs étrennes en délestant les baltringues du quartier, voleurs ou trafiquants qui ne risquaient pas de porter plainte. De promotions pour bons et loyaux services en mutations, Fabio Andretti avait intégré la brigade de nuit de La Boca, Buenos Aires, où son grade de sergent le dispensait de rendre des comptes, sinon au commissaire qui, entre deux discours officiels évoquant les nouvelles directives que personne ne suivrait, passait de temps en temps ramasser les enveloppes. Une pratique courante, qui ne datait pas d’hier. Le président Alfonsín avait bien coupé quelques têtes trop voyantes à la fin de la dictature mais, Menem fermant les yeux sur tout ce qui ne concernait pas l’argent, la plupart des policiers avaient gardé leur poste et évoluaient toujours en quasi-impunité. Assassinats, « cas de gâchette facile », séquestrations, tortures ou passages à tabac, mille plaintes par an concernaient des mineurs torturés ou étranglés dans les commissariats.

Celui de La Boca sentait la semelle usée et la naphtaline : deux chaises cassées près d’une plante sèche décoraient le hall où Paula et Jana attendaient depuis trois quarts d’heure, assises sur un banc qui faisait face à l’accueil. On leur avait refusé un coup de fil, un verre d’eau, l’accès aux toilettes, paraît-il bouchées.

— Ça va aller, Trésor, chuchotait Jana à son amie. Ça va aller quand on sera sorties de là…

Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Paula, ruinant définitivement son fond de teint.

— C’est affreux, répétait-elle dans ses mouchoirs en papier. Tu as vu dans quel état on l’a mis ?

Luz, dans la mort, était redevenu un homme.

— Essaie de ne pas y penser, dit Jana en cajolant sa main faiblarde.

Mais Paula n’écoutait pas.

— Quelle bête a pu faire une chose pareille ? Quel monstre ? Et Luz ? Je ne comprends pas comment il a pu se faire piéger, comme ça…

Luz était sa protégée, son chaton au bord de la route, son associé, Paula lui avait appris la nuit, les quartiers, les heures à éviter, les pigeons à amadouer, les hôtels de passe, les backrooms, les risques et les règles à respecter : c’était incompréhensible. Et puis la tuer, pourquoi ? Parce qu’elle était différente ? Parce qu’elle était en bas de l’échelle sociale, et que l’éternel humain consistait à s’en venger ?

— C’est dégueulasse.

— Oui, confirma Jana. Mais tu n’y es pour rien.

— Si je n’avais pas eu ce rendez-vous au Niceto, j’aurais pu être là : les choses se seraient passées différemment.

— Ça sert à rien, je te dis.

L’agent Troncón les surveillait du coin de l’œil, moins fringant qu’en présence de son chef. Élevé à coups de pied dans le cul par un père qui même le matin semblait sortir d’une pulpería — les bars de campagne à l’époque des gauchos —, Jesus Troncón culminait en haut d’une morne plaine trahie par des yeux courts, une acné persistante et un duvet de moustache comme des pattes d’araignée sur des lèvres renfrognées. L’apprenti policier déambula un moment dans son uniforme trop court et finit par les héler depuis le couloir.

— Oh ! C’est à vous !

Paula se contracta sous son manteau crème bon marché. Elle connaissait le sergent Andretti de réputation — à éviter. Jana l’aida à se lever du banc où elles marinaient, invectiva du regard le blanc-bec sous sa casquette. Le bureau du chef se situait à droite au fond du couloir, après le distributeur vide.

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2

« La chatte de ta mère ! »

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3

« Couillons », « Cocus », « Enfoirés », « Larves », « Culs cassés », « Sainte essence de pute ».