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— Allez, y a pas que ça à faire ! gueula Troncón pour la forme.

Paula avança à pas d’oiseau.

— Tu déconnes pas, hein ? souffla-t-elle à sa copine avant d’entrer.

— Non. Promis.

Une antique odeur de sueur sourdait des murs du bureau, tapissés d’avis de recherches, d’affiches de prévention contre la drogue et de posters de bonnes femmes à poil plus très frais. Son quintal calé au fond d’un siège gémissant, Andretti jaugea le couple sous sa moustache épaisse — un travesti au cou de girafe attifé d’une invraisemblable robe blanche à volants et une Indienne au torse de guenon, les fesses moulées dans un treillis noir : les pédés le dégoûtaient, la petite pute par contre, avec son cul rebondi et ses jambes d’amazone, mériterait bien un séjour en cellule…

— On peut savoir ce qu’on fait là ? demanda Jana en guise de préambule.

— Comment ça, qu’est-ce que vous faites là ? Il s’agit d’un meurtre, ma petite, la rabroua le flic, et c’est moi qui pose les questions. Trois coupables sur quatre sont des proches de la victime, tu sais ça ?

Paula rapetissait sur la chaise voisine.

— On est témoins que je sache, remarqua Jana. Pas suspects.

— Et l’histoire du tueur qui revient sur les lieux du crime, tu la connais ?

Placardée dans le dos d’Andretti, une fille aux seins refaits se mordillait l’index d’un air coquin.

— N’importe quoi, rumina Jana.

— C’est ce qu’on va voir : tu étais où entre minuit et six heures du matin ?

— Chez moi, répondit-elle sans se démonter. Dans mon atelier.

— Atelier de quoi ?

— Je suis sculptrice.

— Ah oui, tu fais quoi, des totems ?

— Tordant.

— T’as surtout pas d’alibi, ma petite : voilà ce que je vois, asséna le chef de l’équipe de nuit. Et toi, le trav’, lui lança-t-il, tu étais où ?

Le rimmel de Paula avait fui de chagrin, ses escarpins et ses bas étaient mouchetés de vomi, la vision d’Orlando mutilé l’avait rendue muette et ce sale type lui fichait la frousse.

— Elle était au Niceto pour une audition, répondit Jana à sa place. Une boîte de Palermo : deux mille personnes pourront vous le confirmer.

— Ça veut dire que votre copain Orlando était seul sur les docks quand on l’a agressé, déduisit le policier.

— Massacré serait plus précis.

— Ouais. Il avait des ennemis, Orlando ?

La Mapuche secoua la tête.

— Non… On connaît un tas de salopards mais aucun de ce genre.

— Un règlement de comptes, tu y as pensé ?

— Orlando et mon amie ici présente travaillent pour leur propre compte, et elles gagnent à peine de quoi vivre : ça ne mérite pas un acharnement pareil.

Le policier fit la sourde oreille.

— Luz avait qui d’autre comme proches ?

Jana se tourna vers Paula, ou son ombre falote.

— Que nous, bredouilla-t-elle depuis sa chaise.

— T’es redevenu parlant, toi ! observa le sergent. Alors : tu connais personne qui pourrait nous renseigner sur Orlando ?!

— Non… Non.

Le colosse se retira comme une marée de mazout au fond du fauteuil, coinça ses battoirs derrière sa nuque.

— Si je comprends bien, vous prétendez que la victime n’a pas d’autres amis que vous, qui êtes proches d’elle mais pas au point de connaître son nom de famille, se gaussa-t-il. C’est beau l’amitié !

— C’est pas de l’amitié, c’est de la solitude, dit Jana.

— Ho ho ! Vous savez au moins où il habite, votre meilleur ami ?

La Mapuche grimaça — aucune idée.

— Dans un barrio, la relaya Paula. La Villa 21.

Un bidonville du centre.

— De la famille ?

— À Junín… Enfin, c’est ce que m’a dit Luz. Orlando… Il a coupé avec sa vie d’avant pour venir à Buenos Aires…

— Où il est tombé sur la mauvaise personne au mauvais endroit, continua Andretti.

Paula se mélangeait les doigts sur la chaise. Le sergent repoussa le clavier de son ordinateur, qui rappelait les immeubles miteux du quartier.

— Puisque vous n’avez rien d’autre à me dire, vous pouvez rentrer chez vous, annonça-t-il.

— Vous ne prenez pas notre déposition ? s’étonna Jana.

— Pour écrire quoi : que vous connaissez son prénom ?!

— Vous allez quand même prévenir ses parents ?

Andretti eut un rictus particulier à son encontre.

— Tu sais ce qu’on dit ici, l’Indienne : mêle-toi de tes affaires…

Un vieil adage, qui avait fait fureur pendant la dictature. Jana n’était pas née.

— Notre copain a été massacré par un psychopathe et il y a de fortes chances pour qu’il rôde encore dans le quartier, dit-elle. Luz avait un sac à main, des vêtements : si vous n’avez rien retrouvé, c’est qu’il a dû embarquer Luz dans sa voiture pour l’assassiner quelque part, avant de jeter le corps dans le port…

— Dis donc, c’est pas une petite pute qui va m’apprendre mon boulot ! gronda le policier en agitant ses bajoues. Maintenant débarrasse le plancher, India de mierda, avant que je te colle au trou. À poil, ça te dirait ?

Paula frissonna sur sa chaise. Les murs du commissariat suintaient la violence, l’arbitraire et les coups. Jana retenait son souffle, les yeux brûlant de haine. Il n’y avait pas que Jorge, le gérant du Transformer, pour les flics aussi elle ne serait jamais qu’une suceuse de bites, une sous-humaine ou impropre à l’espèce qu’on s’envoyait dans les voitures, une bâtarde grandie dans la poussière et jetée à la ville comme en prison, une Indienne qui pissait le sang des siens : rien.

Rien qu’une pute…

Elle prit la main glacée de Paula.

— Rajemos[4] !

3

« Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, les Colombiens des Mayas, les Argentins descendent du bateau », raillait le dicton.

De fait, Buenos Aires existait avant tout par les yeux de l’Europe. Un jeu de miroir et de reflet qui aiguisait l’âme des Porteños. Les autochtones liquidés, les perdants du Vieux Continent s’étaient retrouvés dans ce port ensablé et sans quais, qu’on gagnait à bord de chariots à demi immergés tirés par des chevaux. Fumant sur du vide, la poussière indienne à peine retombée, les colons européens avaient bâti cette ville, Buenos Aires, que Daniel Calderón aimait tant.

Était-ce pour cela qu’il la quittait si souvent, comme une maîtresse passionnée, pour mieux la retrouver ? Quand il en parlait, Daniel avait le duende, cette fulgurance créatrice chère à Lorca qu’on trouvait parfois dans la passe d’un torero, la voix d’une chanteuse ou la transe d’une danseuse de flamenco. Ce duende qui « renvoie muses et anges / comme des chiens savants dans la fange », Rubén le retrouvait dans les poèmes de son père, feux et lumières qui avaient ébloui son enfance. Daniel et Elena Calderón lui avaient donné ce prénom en hommage à Rubén Darío, instigateur du mouvement d’indépendance de leur langue et précurseur du manifeste Martín Fierro, la revue poétique avant-gardiste qui avait marqué le début du siècle argentin, dont Daniel Calderón était l’un des héritiers les plus novateurs.

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4

« Tirons-nous ! »