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Rubén avait découvert Buenos Aires par les yeux de son père, poète lié à sa ville comme la plaine à la pluie : très tôt, Daniel lui avait raconté ses tours de passe-passe, ses bars où l’on fumait à l’aube en parlant de politique, du tango revenu des bordels et ses femmes penchées sous le désir de l’autre, les couleurs et le prisme de cette Europe qui les hantait. Des heures durant assis sur les bancs ou à la terrasse des cafés de Florida, son père lui avait appris à observer les gens, à reconnaître la première fois qu’une jeune adolescente marchait seule dans la rue, si fière et si touchante de se montrer libre devant tous, l’élégance des amants sur les pavés que la nuit faisait briller, à deviner les réflexions des vieillards dans les parcs, ces pensées perdues qu’il fallait rattraper pour eux, la désinvolture des chats dans les cimetières, l’allégresse paisible des femmes mûres lorsqu’elles étaient de nouveau amoureuses, la vitalité émouvante de certaines femmes quand elles faisaient don de leur grâce au monde, ainsi réenchanté. Ensemble ils imaginaient la vie des passants, comme ce personnage à chapeau croisé devant l’opéra qui, en suivant l’itinéraire de Borges, finirait par serrer la main de Pinochet (une blague typique, le grand écrivain ayant à la fois dressé son « itinéraire idéal » à travers le damier de Buenos Aires, et serré la main du dictateur chilien avant de « quelque peu » se rétracter…). Rubén grandissant, les femmes devinrent leur terrain de jeu privilégié, là où l’abstraction passionnelle se faisait la plus féconde. Les poèmes, les idées s’amoncelaient sur les cahiers qu’ils remplissaient, le duende hispanique en ligne de mire.

Beauté, beauté… / Je voudrais mourir avec toi, en beauté…/

Rubén marchait dans des pas de géant quand était survenu le Golpe, le coup d’État de Videla du 24 mars 1976…

« Un mort, c’est un chagrin ; un million, une information. » Trente mille : c’était le nombre de disparus.

La méthode appliquée par les militaires dupliquait les pratiques utilisées par les nazis durant la guerre : l’enlèvement de personnes. Avantages du procédé : aucune information sur les conditions de détention, image préservée face à la communauté internationale, possibilité d’éliminer des individus protégés par leur âge (mineurs), leur sexe (jeunes filles, femmes enceintes) ou leur notoriété. Les contacts établis avec des officiers français ayant combattu en Indochine, puis avec des membres des groupes Delta de l’OAS revenus d’Algérie allaient banaliser avec la gégène un supplément de terreur, dès lors utilisé de manière systématique sur les détenus : la picaña… Ces méthodes et les liens avec le nazisme n’avaient rien d’inédit : l’icône nationale, Juan Perón, avait reçu une somme considérable en vendant huit mille passeports aux agents de l’Axe alors en fuite. De nombreux officiers nazis avaient ainsi formé les militaires et les policiers argentins, des brochures circulaient dans les casernes — « SS en action », « Hitler avait peut-être raison » et le fameux faux « Protocole des Sages de Sion », qu’on trouvait toujours dans les librairies d’occasion de Corrientes. Outre des instructeurs, les plus grands criminels de guerre avaient transité par le pays, Mengele, Boorman, qu’on disait propriétaire du « trésor nazi », Eichmann, dont la maison donnait sur un cimetière juif.

À l’instar du commandant d’Auschwitz, le général Camps, un des hauts gradés de la junte argentine, avait déclaré n’avoir « personnellement jamais tué un enfant », ce qui ne l’avait pas empêché, au plus fort de la répression, de proposer qu’on arrête les enfants de subversifs dans les écoles primaires afin de museler toute contestation future. Pressé par l’administration tatillonne de Carter, Videla, le premier chef de la dictature, avait finalement renoncé — pour une question d’image…

Tous les militaires étaient mouillés dans ces opérations secrètes, le personnel soumis aux rotations. Il leur était interdit de parler ou de commenter ces missions de « purification », mais on laissait filtrer les rumeurs pour terroriser la population. Menacés de représailles, certains voisins augmentaient le son de la radio pour couvrir les cris des gens qu’on enlevait. Les Ford Falcon sillonnaient la ville sans plaque d’immatriculation, avec un officier à l’arrière. Les interventions avaient surtout lieu de nuit ou au petit matin, le week-end de préférence : le Groupe d’Intervention coupait l’électricité du quartier si l’opération s’annonçait délicate et, en cas de résistance, tirait dans le tas — « assaut antiterroriste », notait alors l’officier dans son rapport. Après quoi ils vidaient la maison avant de livrer les subversifs dans les « Centres de Traitement ».

Participer à des réunions d’étudiants de gauche, à des activités syndicales, avoir critiqué à haute voix les militaires, porter le même nom qu’un suspect, avoir assisté à un enlèvement, être juif, enseigner ou étudier la sociologie, conseiller des pauvres ou des suspects en matière juridique, soigner des suspects ou des pauvres, écrire des poèmes, des romans, des discours, être étranger et « trop bruyant », être réfugié d’un pays sous régime militaire, recherché pour des raisons politiques, exercer le métier de psychologue ou psychanalyste — influencés par des théoriciens juifs —, donner un récital de piano devant des ouvriers ou des paysans, être « trop » passionné d’histoire, être un jeune soldat qui en sait trop ou qui conteste, être « trop » fasciné par l’Occident ou réaliser des films « trop » axés sur des sujets de société ou contrevenant à la « bonne morale », militer dans une association des Droits de l’Homme, avoir un frère, une sœur, un cousin ou un ami proche d’une personne disparue : les militaires et la police enlevaient les gens pour n’importe quelle raison. Était considéré comme subversif quiconque se dressait contre le « mode de vie argentin ».

« La subversion est ce qui oppose le père à son fils », avait précisé le général Videla. Un paternalisme phallocratique qui puisait son idéologie dans le catholicisme, étendu à toute la société : trois cent quarante camps de concentration et d’extermination opérationnels répartis sur onze des vingt-trois provinces du pays, pour une efficacité maximum — quatre-vingt-dix pour cent de la population incarcérée n’avait jamais revu le jour…

Rubén Calderón faisait partie des rescapés.

On l’avait libéré au milieu de la liesse populaire qui avait suivi la victoire de l’équipe nationale lors de la Coupe du Monde de football, un jour de juillet 1978 sans explications.

Sans doute fallait-il des gens pour raconter les atrocités qui se déroulaient dans les prisons clandestines, et de manière suffisamment convaincante pour refroidir les récalcitrants. Ou plutôt l’avait-on épargné pour qu’il raconte ce qui s’était passé lors de son incarcération, qu’il le raconte à Elena et à ses Mères de malheur qui, tous les jeudis, se réunissaient sur la place de Mai : pour la rendre folle, justement…

Mais Rubén s’était tu.

Raconter l’ineffable, c’était le revivre, laisser remonter l’angoisse, le chagrin, la douleur, parler, c’était redonner à ses tortionnaires le pouvoir de l’écraser. Il n’avait rien dit à sa mère de ses mois de captivité à l’École de Mécanique de la Marine, ce qu’étaient devenus son père et sa sœur — impossible.

Elena Calderón ayant intégré le mouvement de résistance des Madres de la Plaza de Mayo, Rubén ne pouvait pas rester à Buenos Aires sans offrir un moyen de pression aux répresseurs : on l’avait caché à la campagne, chez des amis qui ne s’occupaient pas de politique — comme beaucoup de gens à l’époque, « ils ne savaient pas », ou ne voulaient pas savoir. Reclus dans le grenier aménagé de leur maison, se barricadant de livres comme une souris de laboratoire littéraire, Rubén accueillait sa mère avec des sourires trompeurs.