Le pilote braqua le Glock vers les nénuphars, bang bang, quand le talkie-walkie à sa ceinture se mit à crachoter.
— Del Piro, putain, ramène-toi ! gueulait Parise. Vite !
Jana ne voyait rien : la boue et la peur brouillaient ses circuits, les sons lui parvenaient déformés. Depuis combien de temps était-elle immergée ? Une, deux minutes ? Elle n’avait plus de souffle, d’autonomie, qu’une douleur écrasante dans la cage thoracique. On allait la couper en deux. Les poumons à l’agonie, Jana remonta à la surface, prête à mourir.
La lumière du soleil l’aveugla une seconde ; elle aperçut la rive déserte, les rochers, mais plus l’homme lancé à ses trousses. Il avait disparu. La Mapuche resta un moment immobile, n’osant sortir des roseaux. Une rumeur perça bientôt à ses oreilles. Une plainte lancinante qui traversait la jungle : la sirène de la brigade fluviale.
Jana trembla durant tout le chemin. Ses pieds étaient écorchés, ses bras, ses mains, le sang gouttait de son nez fracturé, elle longeait le rivage qui la ramenait vers la maison, dégoulinant de vase, de stress : où était Rubén ? Elle n’avait pas vu l’hydravion décoller plus tôt, juste entendu le grondement des moteurs quand il s’était enfui dans le ciel. Le soleil filtrait à travers les branches. Elle découvrit l’embarcation dont parlait Rubén, cachée sous le ventre d’un grand saule ; le sac de cuir qui avait appartenu à son père était glissé sous le siège. Elle se tourna vers les bois.
— Rubén ?
Pas de réponse. La maison n’était plus très loin. Bloquée par un bosquet d’épineux, elle coupa vers la jungle, moins dense à mesure qu’elle approchait. Les voix bientôt se firent plus distinctes : la Mapuche s’accroupit derrière les fourrés, à quarante mètres à peine de la maison, observa la scène, un goût de terre dans la bouche… Les flics avaient investi les lieux, certains revêtus de gilets pare-balles. Deux civils s’affairaient autour des cadavres. Ils étaient une demi-douzaine, alignés sur le sol. Jana frémit sous les branches : il flottait là comme une odeur d’épouvante. Elle scruta fiévreusement l’étalage de morts, ombre noire sous les frondaisons, mais aucun des hommes qui gisaient là ne ressemblait à Rubén. Des agents de police échangeaient quelques mots indistincts devant la vedette à coque grise amarrée contre le ponton. L’un d’eux, jusqu’alors accroupi, se releva avant de se diriger vers celui qui semblait être son supérieur. Jana aperçut alors les deux corps à terre, à l’écart : une blonde en uniforme de police, le visage dévasté, et Rubén, lui aussi inerte, qui baignait dans son sang. Il était torse nu, allongé sur le ventre, les bras ramenés le long des jambes, deux banderilles encore plantées dans le dos…
Jana reflua sous les branches, sourde au monde.
Elle marcha en automate, un temps à jamais indéterminé, hagarde, et attendit de se perdre dans la jungle pour hurler.
TROISIÈME PARTIE
KULAN — LA FEMME TERRIBLE
1
Le temps était passé, déformé — le temps mapuche, qui compte les secondes en heures et le jour à l’aube. Les esprits flottaient mais Jana ne les reconnaissait pas — pas encore.
Elle avait attendu le départ des flics avant de retrouver la barque sur la rive, cachée sous les branches du grand saule. La police et ses supplétifs repartis, l’île du delta était de nouveau livrée au chaos de la nature. Jana avait disparu dans le décor. Son nez avait doublé de volume mais elle n’y pensait pas — elle ne pensait plus. Son cerveau imprimait des images, des gestes sans but, mus par une force extérieure, une forme d’entêtement à vivre qu’elle devait peut-être à ses ancêtres. Le trajet par les méandres des canaux jusqu’à la civilisation, les bateaux-taxis croisés à l’abord d’El Tigre, la barque à moteur abandonnée près du port, le détour vers la station de chemin de fer, son allure effrayante, pieds nus, écorchée, la traînée de morve rougeâtre qui poissait son tee-shirt, son visage tuméfié cerné d’horreur qui faisaient reculer les passants, le train de banlieue qui l’avait ramenée à Buenos Aires, le colectivo : tout restait flou, vu par les yeux d’un autre moribond.
Jana était arrivée à la friche de Retiro avant la nuit, à bout de forces. Le malheur l’avait réduite à l’état sauvage. Elle resta prostrée sous les voûtes de l’atelier, fomentant des petites billes nucléaires qui lui ressortaient du cœur, syndrome chinois. Mourir ou devenir fou. Maintenant la nuit tombait, et à l’effroi succédait le désarroi. La sculpture de fer et de béton au milieu de l’atelier, ses bricolages, ses esquisses, ses rebuts, plus rien ne ressemblait à rien. Plus rien ne valait rien, comme si sa vie entière n’avait jamais existé. Elle était là pourtant, mapuche depuis la nuit des temps, et les monstres qu’elle croyait bannir par sa seule volonté étaient revenus par la porte des Morts. Ils n’avaient jamais quitté terre : ils rampaient au plus juste, s’enfonçaient dans les plaies les plus fraîches, jouissant du mal ou s’en arrangeant, empreinte de l’âme humaine foulée par des dieux sans tête.
Les heures passaient, du temps soustrait, qu’on vous ôterait plus tard, au moment des comptes. La torture de celui qui assiste impuissant au supplice de l’autre, des pensées sauvages, comme dans le cahier qu’il lui avait fait lire dans les Andes… Quel sens donner à ça ? Comment y survivre — fallait-il seulement y survivre ? Rubén s’était sacrifié pour elle, à la façon chrétienne qu’elle maudissait.
Ce soir, c’est elle qu’on torturait, toutes tripes dehors.
Le vent soufflait sur les structures métalliques du hangar, vague écho du réel. Une force maléfique œuvrait dans l’ombre, un saboteur de rêves, comme s’ils devaient payer pour quelque chose, un monstre cruel et obscène qui avait tué son amour par les mains des mêmes bourreaux qui avaient massacré son père et sa sœur, trente-cinq ans plus tôt… Non, tout cela n’avait pas de sens. Jana n’avait pas quitté sa communauté, tout enduré durant la crise et les années qui avaient suivi pour échouer là… Une colère noire l’envahit lentement. C’était fini les baisers à l’aube dans la cour, les petites étoiles myosotis, sa main chaude sur ses fesses, ces milliers de caresses pour consoler le monde. Prémonition, présage d’une fin imminente ? Jana ne savait pas pourquoi elle avait fui plutôt que de se livrer à la police. Elle avait agi sous le choc, par instinct, repoussée vers la jungle par la vision d’horreur, qui l’avait engloutie mieux que la végétation. Un bout de son âme était resté avec Rubén, dans le delta : un bout d’âme bleue. Elle avait pris une douche en arrivant mais elle se sentait toujours souillée. La peur qu’elle avait ressentie dans la chambre ne ressemblait à rien de connu. Jana sentait encore l’odeur du pourceau quand il avait voulu la violer, l’after-shave du géant chauve qui l’interrogeait, ses yeux d’aigle en chute libre au-dessus d’elle, prisonnière du madrier. Elle se remémorait la scène. L’agonie de Miguel, presque surréelle. Le vieux qui assistait à la séance de torture, celui qu’ils appelaient « général ». Ça devait être lui, le fameux commanditaire, un des répresseurs qui figuraient sur la fiche originale. Quelle importance ?
Un nom lui revint alors, un nom que les événements avaient refoulé : le frère Josef… À la fin de son interrogatoire, le général avait demandé à ses sbires ce qu’il fallait faire du frère Josef. Le prêtre dont la mère de Miguel lui rebattait les oreilles, il ne pouvait s’agir que du même homme. Ils avaient aussi parlé d’un monastère, un plan B, le temps « que le vent tourne »…