Une pluie tropicale picorait le toit de l’atelier.
Les billes de plomb fondaient toujours dans sa gorge mais Jana ne pleurait plus. Elle l’avait trop fait, son chagrin s’était tari. Tristesse, impuissance, désespoir, les Mapuche s’étaient toujours battus, jusqu’au bout. Jana Wenchwn était une welfache, une guerrière, depuis le jour où les carabiniers avaient fracassé la porte de la maison. Elle ne se tuerait pas sans combattre…
Caupolicán, le cacique mapuche en guerre contre l’Espagne, avait été cruellement torturé sur la place publique de Cañete : on l’avait mis en pièces des heures durant, sans qu’il prononçât la moindre plainte. Leurs ennemis les appelaient les Auracan, « ceux qui ont la rage » : Jana avait ce sang-là dans les veines.
Aujourd’hui elle n’éprouvait plus rien. Qu’une haine sans borne : une haine sans horizon.
2
Le sommeil fuyait. Il avait beau se retourner comme une carpe dans le lit de la mansarde, chaque pensée remontait à la surface, le plongeant dans des insomnies dont nulle prière ne venait à bout. N’avait-il fait que son devoir ? Le frère Josef officiait à l’Immaculada Concepción de Maria, l’église où Rosa la mystique venait vomir sa folie et son fiel, à quelques cuadras de la blanchisserie. Avait-il bien fait d’avertir sa hiérarchie ? Le frère Josef ne pensait pas que les choses iraient jusque-là. Il détestait la violence, la vue du sang lui répugnait ; son monde était celui des livres saints et des conseils avisés aux âmes tourmentées qui venaient s’absoudre auprès de lui. À rebours, il se disait qu’il avait posé un mouchoir sur les conséquences de ses actes, comme si l’accomplissement de son devoir le dispenserait de rendre des comptes. Mais des hommes étaient venus le trouver, et avaient fait de lui le complice d’un meurtre. Depuis ce soir maudit dans l’arrière-boutique, le doute taraudait le frère Josef, au point d’en perdre le sommeil. À qui en référer, sinon à l’Éternel ? L’écouterait-il seulement ? Et puis il croyait quoi au juste, que les choses se régleraient comme ça, par enchantement ?
La rue était déserte à cette heure matinale. Le prêtre se sentait seul avec ses doutes, plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Les pieds nus comprimés dans des sandales en cuir, il marchait tête basse sur le trottoir qui menait à son église, plongé dans des abîmes de réflexions. Une voiture à la peinture défraîchie s’arrêta à sa hauteur.
— Frère Josef ?
Une Indienne l’apostrophait, à bord d’une Ford aussi mal en point que son nez. Il stoppa son pas, surpris.
— Oui ?
La jeune brune sortit du véhicule dans un mouvement de portière, qui le fit reculer.
— Prends le volant, lui lança-t-elle d’une voix rauque.
Le prêtre resta une seconde interloqué au milieu du trottoir, croisa le regard noir de l’Indienne et frémit en découvrant le revolver qu’elle cachait sous son poncho.
— Prends le volant et il ne t’arrivera rien, insista-t-elle. Allez !
L’homme ne réagit pas — le ciel était blanc, la rue désespérément vide. Jana empoigna le col de sa chasuble et, plantant le canon dans ses reins, le poussa vers le siège.
— Allez, putain !
L’ancienne gare de Retiro semblait à l’abandon, avec ses bâtiments désaffectés surmontés par une bretelle d’autoroute et ses sculptures aux rebuts amoncelés pêle-mêle dans les orties. Le frère Josef avait tenté de raisonner l’Indienne sur le chemin, de lui dire qu’elle se trompait de personne, mais elle s’était contentée de le guider jusqu’à l’avenue Libertador, le canon du revolver pointé sur lui. Ils arrivaient. Un soleil pâle en guise d’escorte, l’homme marcha devant elle jusqu’au hangar, obéissant.
— Notre église n’a pas d’argent, si c’est ça qui t’intéresse, dit-il en tirant la porte coulissante. Et ce n’est pas la peine de me menacer, je ne suis pas dangereux.
— Moi si, fit Jana dans son dos. Avance.
C’était un atelier foutraque, agencé avec les moyens du bord — un bar amovible, des ustensiles de cuisine, de vieux sièges de voiture. L’homme d’Église frémit en découvrant l’arsenal qui reposait contre le mur.
— Sois raisonnable, bredouillait-il. Lâche ce revolver et parlons.
Du canon, l’Indienne lui fit signe de reculer jusqu’aux palettes superposées, qui servaient de table.
— Agenouille-toi et enfile ça, dit-elle en lui jetant une paire de menottes. Attache-toi au support de la palette : les deux mains. Dépêche !
Sa voix résonna sous les tôles. Au loin, la rumeur des voitures sur le pont autoroutier leur parvenait à peine. Le prêtre prit peur. Personne n’entendrait ses appels au secours, ni le bruit d’une détonation. Il était seul à la merci de cette Indienne aux paupières encore gonflées de larmes, qui le menaçait d’une arme à feu. Il passa les menottes entre les planches, entrava ses poignets à la palette, sans cesser de la regarder.
— Qu’est-ce que tu veux ? souffla-t-il. Hein ?
La position était inconfortable, les perspectives de fuite nulles. Jana braqua le revolver à un mètre de son visage.
— Les choses sont simples, chrétien, dit-elle d’une voix neutre. Ou tu me dis ce que tu sais, ou je t’abats comme un chien. C’est clair ?
Il fit signe que oui.
— Rosa Michellini, enchaîna-t-elle sur le même ton. Elle faisait partie de tes ouailles.
Ce n’était pas une question. Le prêtre se mit à trembler. Le regard de l’Indienne était noir, triste, dangereux.
— Rosa, oui… Oui. J’ai… j’ai appris que la pauvre femme était morte, dit-il d’un air compassé.
— Assassinée, précisa Jana. Tu sais pourquoi ?
— Non…
Elle releva le chien.
— Non ! s’exclama-t-il.
— Réponds !
— Rosa m’a montré un document, glapit l’homme à genoux. Un papier où il était question d’enfants volés pendant la dictature.
C’était donc ça.
— Une fiche de l’ESMA, où il était question de son fils Miguel ? l’aida Jana.
— Oui…
— Qui la lui a donnée ?
— Une femme. Maria Victoria Campallo…
— La vieille t’a montré la fiche, et toi, tu l’as montrée à qui, à son père ?
Le prêtre déglutit, trempé de sueur.
— À qui ?!
— Au cardinal, dit-il enfin. Le… le cardinal von Wernisch.
Jana fronça les sourcils.
— C’est qui ?
— Mon supérieur, répondit le frère. Quand j’ai commencé mon séminaire.
Elle ne s’attendait pas à ça.
— Pourquoi, ce von Wernisch figurait aussi sur la fiche de l’ESMA ?
— Oui, répondit le jeune prêtre. Il était aumônier à l’époque. Le document pouvait le compromettre…
Le cardinal, mais aussi toute l’Église.
Les chrétiens.
La Mapuche serra la crosse du revolver.
— Tu l’as averti du danger, et von Wernisch a rameuté ses vieux complices, continua-t-elle. C’est ça ?
L’homme à genoux pâlissait à vue d’œil.
— Je ne sais rien de plus, dit-il. Je le jure.
— Ah oui ? On le trouve où, von Wernisch ?
— Dans un monastère, marmonna-t-il, loin d’ici…
La scène du delta. Les tueurs. Ils avaient parlé d’un monastère.