— Les autres se sont réfugiés là-bas ? relança-t-elle, le cœur battant. Le général et ses hommes ? Chez le cardinal ?!
— Je ne sais pas. Je le jure ! relança le frère. Le monastère de Los Cipreses, c’est là que réside le cardinal : c’est tout ce que je sais !
— C’est où ?!
— Près de Futaufquen, s’empressa-t-il de répondre, un village de montagne près de la frontière chilienne…
La province du Chubut : les anciens territoires mapuche… Le visage de Jana changea.
— Je t’en prie, glapit l’homme à ses pieds, relâche-moi. Je ne dirai rien, à personne, je le jure. Je le jure devant Dieu !
— Tu vas en avoir besoin, chrétien.
Elle rengaina son arme. Impossible de le laisser filer. Ce traître allait prévenir les autres, le général et les tueurs qui l’accompagnaient. Le confident de Rosa tremblait, prisonnier de la palette.
— Je vais te laisser là, annonça-t-elle d’une voix blanche. Los Cipreses, c’est ça ?
— Hein ? Mais…
— Le monastère de Los Cipreses, répéta-t-elle d’un air menaçant, tu es sûr ? Réfléchis bien, chrétien. Personne ne vient jamais ici. Tu pourras t’égosiller autant que tu veux, personne ne t’entendra.
Ses yeux noirs envoyaient des éclairs.
— Oui, balbutia le frère Josef, oui… Los Cipreses, près de la frontière. Ne m’abandonne pas, enchaîna-t-il, je ne dirai rien, je le jure !
— Ne t’en fais pas, je vais te laisser de l’eau.
— Quoi ? Non, attends, on…
— Garde ta salive, c’est un conseil que je te donne. La route va être longue…
Le soleil grimpait dans le ciel bleu roi quand Jana quitta l’atelier, ses sacs à l’épaule. La Ford attendait devant la grille. Elle referma la porte coulissante sans écouter les suppliques du prêtre. La Mapuche huma l’air du jardin de sculptures. Une odeur de gibier flottait quelque part, entre plaines et herbes hautes : c’était l’heure de la chasse…
3
Jana n’avait pas embarqué grand-chose avec elle : les armes de Rubén, le poignard en manche d’os de son arrière-grand-mère, le poncho de laine qui lui avait tenu chaud dix ans plus tôt sur la route de Buenos Aires, les quelques vêtements rescapés de son étagère, des herbes du jardin pour confectionner des cataplasmes. Elle avait jeté les clés dans les broussailles en sortant de l’atelier, vomi ce qui lui restait de bile devant l’aviateur déboulonné où ils s’étaient embrassés et quitté la ville sans regret, le ventre secoué de spasmes.
Buenos Aires n’était plus qu’une vieille dame emmurée dans ses souvenirs comptant ses derniers bijoux devant le morne Atlantique, qui ne la regardait plus. La Mapuche conduisait depuis des heures, le regard perdu sur les immensités de la pampa. Le soleil écrasait les contrastes, une catastrophe informe qui la ramenait au néant originel. Elle n’avait quasiment rien avalé depuis le delta, dormi comme on coule et vivait chaque minute avec la sensation que son visage saignait. Jana longea de grands lacs tapissés d’oiseaux, grues, hérons perchés, canards ou flamants, partout les couleurs de la nature étincelaient, et elle n’y voyait que des morts.
Un furieux coup de klaxon la fit sursauter, alors qu’elle dérivait sur la file de gauche : un camion à bestiaux rasa la Ford qui crachait sa fumée noire sur la nationale, répandant une odeur d’abattoir dans l’habitacle ouvert aux quatre vents… Jana s’arrêta à la station-service suivante, pointillé au milieu de nulle part.
Deux pompes poussiéreuses trônaient dans la cour écrasée de chaleur. Pas d’employé pour faire le plein, juste des vapeurs d’essence qui lui tournaient la tête ; Jana posa la main sur le capot. Le moteur de la Ford était bouillant — manquerait plus qu’elle lâche… La tête d’un chien pas très frais apparut alors entre les pompes. Un bout de langue rose pendait de sa gueule, un bâtard fluet et sans âge dont le pelage avait dû être noir et fauve. Elle remplit le réservoir de la voiture, jeta un œil à la boutique de la station fantôme. Le chien l’observait à distance, son long museau si râpé qu’il ne devait plus rien sentir. Jana sourit vaguement — on aurait dit qu’il avait le cancer…
Elle paya l’essence à la caisse et se réfugia aux toilettes, un réduit infâme aux lettres peintes à la main où elle appliqua un nouveau cataplasme. Son nez enflé virait au bleu dans le miroir moucheté d’immondices mais les cloisons n’étaient pas déplacées. Elle croisa son reflet et frémit malgré elle — elle avait un visage affreux.
Quatre heures de l’après-midi. Jana prit un Coca dans le frigo de la boutique pour oublier l’odeur de merde, bouda les sandwichs sous plastique, repéra les alcools derrière le type à la caisse qui se curait le nez devant un magazine de bagnoles.
— Je voudrais une vodka, dit-elle.
Décoller son regard des photos lui coûtait : le type releva un œil blasé.
— Laquelle, de vodka ?
— N’importe.
Le moustachu se retourna vers l’étagère, fourra une bouteille dans un sac de papier brun, ramassa le billet sur le comptoir, plongea coudes en avant sur le magazine.
— Et ma monnaie ? demanda-t-elle.
— Y en a pas. Trente pesos, tu sais lire ?
— « Piranov », déchiffra Jana sur l’étiquette. C’est quoi, une marque tchadienne ?
— C’est la vodka de base, rétorqua le type. Tous les ivrognes en boivent.
Quel connard.
Un camion venait de se garer devant les pompes, les chromes rutilants sous la canicule ; Jana évita le routier pachydermique qui s’extrayait de la cabine, marcha jusqu’à la Ford et se rembrunit en voyant la tête du clébard qui dépassait de la portière.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Profitant de la vitre cassée, le chien pouilleux s’était installé sur le siège passager. Il la regardait d’un drôle d’air, l’œil mi-clos ou faisant semblant de dormir, comme si ce n’était pas vraiment lui…
— Tu entends ce que je te dis, Brad Pitt ? Allez, fit-elle en ouvrant la portière, dégage.
Le chien dressa un œil orange, plein de croûtons. Pas d’autre réaction qu’un soupir. Peut-être qu’il était sourd aussi. Elle secoua la tête devant le museau grisonnant de l’animal, visiblement décidé à quitter ce trou perdu, et s’installa au volant.
— Après tout, pour ce que j’en ai à foutre, marmonna-t-elle.
La route était encore longue avant les contreforts des Andes. Jana quitta la station-service sans un regard pour le sphinx rapiécé assis sur le siège — la larme qui coulait de son œil devait dater d’un an ou deux. Il puait l’essence, les puces lui couraient dessus, mais il restait stoïque, comme s’ils étaient de vieilles connaissances.
Elle l’appela Gasoil.
La Ruta 3, devenue 22, traversait le pays d’est en ouest, obliquant vers le sud déserté : Jana s’arrêta à la nuit tombée, en pleine pampa. Le coffre de la Ford renfermait des trésors violents — des matraques, une grenade, un calibre.22, trois bombes lacrymogènes, trois paires de menottes, un pistolet à impulsions électriques et un fusil de précision dans son coffret, avec plusieurs boîtes de munitions.
Il lui fallut près de vingt minutes pour monter le fusil à la lueur de l’habitacle, dix de plus pour aligner la lunette de visée infrarouge. C’était un modèle M40A3, basé sur le vieux Remington 700. Jana avait chassé avec ses frères, mais elle n’avait jamais tiré avec une arme aussi sophistiquée. Elle enfonça les six cartouches dans le magasin et partit sous la lune tester la mécanique. Les plaines luisaient faiblement, mer lisse et sans port à des kilomètres à la ronde. Gasoil l’accompagna dans les herbes, la queue battante, profitant de la balade pour ventiler ses relents de poussière et d’essence.