— Ça te plaît comme nom, Gasoil ? demanda Jana.
C’était la première fois qu’ils s’adressaient la parole. Le chien ne répondit pas, trop occupé à renifler on ne sait quoi. L’air était vif, la nuit violette sous le tapis d’étoiles. Ils marchèrent un kilomètre à travers la pampa. Enfin Jana posa l’arme qu’elle portait à l’épaule, évalua le paysage vierge alentour. Gasoil se rongea quelques puces, manqua de se décoller l’oreille en actionnant sa patte arrière, avant de chercher un endroit où se soulager. Le sol était encore tiède après la journée caniculaire ; Jana s’allongea dans l’herbe, régla le fusil en position de tir, et chercha une cible dans la nuit.
Un piquet de clôture, à cent mètres : elle visa et fit feu, trois fois. Les deux premières balles se perdirent dans la nature, faisant déguerpir Gasoil qui pissait là, la troisième décapita le piquet.
Rien dans le cœur, qu’un orage bleu anthracite. Un chien pouilleux et une Indienne au nez cassé pleurant à vide : leur équipe. La Ford aussi tenait le choc. Jana traversa San Carlos de Barriloche le lendemain, les yeux brûlants après la course contre le vent. Son estomac avait supporté un café au petit déjeuner, un Coca à midi, mais pas le sandwich acheté au hasard des stations-service. Les contreforts des Andes se dressaient dans le bleu du ciel, qui n’y pouvait rien ; Gasoil se tenait toujours assis face au pare-brise poussiéreux, impassible, se donnant un genre de vieux loup de mer paré à virer. Elle n’avait toujours pas entendu le son de sa voix. Enfin le paysage changea : de grands arbres millénaires faisaient de l’ombre sur les collines de la précordillère, que le soleil du soir allongeait. Jana traversa des plaines verdoyantes aux monts perchés dans les nuages et atteignit la petite ville de Futaufquen en fin de journée.
Les derniers caciques mapuche vaincus, on avait distribué les terres à l’oligarchie des estancieros avides d’espaces et bâti des églises pour évangéliser les sauvages épargnés par les maladies : le monastère de Los Cipreses avait été intégré à ce qui était aujourd’hui le parc national de Los Alerces, vallée perdue dans les Andes accolée au Chili. D’après sa carte de la région, ils n’étaient plus très loin… La Ford grimpa le lacet d’une piste caillouteuse, doubla un camion à benne scotché dans la côte, soulevant une tempête de poussière rouge, avant de basculer vers Los Cipreses.
Le soir tombait quand elle atteignit le village de montagne. Un lot de maisons aux volets clos s’étalait le long de la route bitumée, quelques fermes à l’aspect misérable. Jana ralentit devant le restaurant du bourg, une sorte de pulpería à l’enseigne déglinguée qui semblait ouverte, seul signe de vie dans cette ville fantôme, et poursuivit son chemin. Le monastère se situait à l’écart, un vaste bâtiment de pierre au pied d’une colline boisée. Un terrain vague servait de parking pour les visiteurs. Aucune lumière ne filtrait du monastère, sinon la veilleuse d’une lanterne à l’entrée. La Mapuche repéra les lieux à allure réduite et, après quelques détours exploratoires dans les environs, revint sur ses pas.
Toujours pas âme qui vive dans le village. Elle se gara dans la rue.
— Tu as faim ? demanda-t-elle en coupant le contact.
Gasoil haletait mollement sur la banquette, déjà couverte de poils.
Le restaurant de Los Cipreses était tenu par un mozo perdido, un jeune égaré, comme on appelait les gauchos métissés. Ses traits burinés par les vents des hauteurs contrastaient avec son regard juvénile, deux yeux sombres et timides qui ne devaient pas voir beaucoup d’étrangères. Jana commanda le seul plat à la carte, une escalope a la milanese, pendant que Gasoil faisait les poubelles à l’arrière du gourbi.
Une demi-douzaine de tables branlantes s’étiolaient entre les murs où quelques trophées de chasse de guingois prenaient la poussière. Le métis la reluquait derrière son comptoir à carreaux. Jana ne décrocha pas un mot, l’esprit absorbé par ses plans. Elle n’était jamais venue dans ce trou perdu, mais elle connaissait la région : expulsée par les carabiniers, sa famille s’était réfugiée dans une communauté amie, de l’autre côté de la cordillère…
— C’est pas bon ? demanda le serveur, intimidé.
La femme au nez cassé avait à peine touché à son assiette.
— Je n’ai pas très faim de toute façon, s’excusa-t-elle.
— Je peux faire quelque chose pour vous ?
Elle redressa la tête.
— Quoi ?
Le jeune homme se dandinait, mal à l’aise.
— Il est tard, se reprit-il. Vous savez où dormir ?
Comme la cliente allongeait une moue suspicieuse, il s’empressa d’expliquer :
— Je vous dis ça, il n’y a pas d’hôtel dans le village. Il faut aller jusqu’à Futaufquen. J’habite à côté, avec ma famille… Si vous voulez, on peut vous offrir un lit pour la nuit.
Le métis rougissait sous sa moustache de blanc-bec.
— Merci, dit-elle. L’addition suffira.
Jana paya avec l’argent de Rubén et, après un passage désagréable aux toilettes, quitta le petit restaurant de montagne. Le chien miteux marivaudait autour des poubelles éventrées : il trottina à sa suite vers la Ford, dont l’état rappelait son pelage, grimpa à bord, familier des lieux, et se mit à piétiner le siège en jappant, comme s’ils rentraient à la maison pour une soirée au coin du feu…
— Complètement à côté de la plaque, mon pauvre vieux, fit Jana en démarrant.
Les flancs de la cordillère se découpaient dans la nuit noire ; elle roula jusqu’à la sortie du village, remonta le chemin de terre repéré un peu plus tôt, qui serpentait vers les bois de la colline. Elle gara la Ford au bout du sentier, parmi les fougères et les haies de ronce. La forêt se fit plus dense quand elle coupa les phares. Jana enfila son poncho pour calmer les ardeurs de la nuit, attrapa la bouteille de vodka sur la banquette et la lampe torche. Gasoil fureta un moment dans le fossé avant de suivre sa maîtresse jusqu’au terreplein d’arbustes, qui dominait le site. Le monastère se situait deux cents mètres en contrebas, les toits de tuile faiblement éclairés par la lune. Un bon poste d’observation.
La fatigue tomba avec l’humidité. Jana trouva refuge sous un pehuen, un grand arbre parapluie qui avait réussi à se glisser parmi les pins, installa ses maigres affaires. Des papillons de nuit toquaient à la lampe à gaz, fous de chaleur, que Gasoil happait au hasard des loopings. Elle ouvrit la bouteille de vodka. L’alcool brûla sa gorge asséchée par la route : elle but une deuxième rasade, se sentit à peine mieux. Le chien avait momentanément disparu, occupé à ses fourrés. Elle but encore mais deux jours de mauvais sommeil avaient entamé ses réserves. Elle éteignit la lampe à gaz, s’allongea face au ciel.
Le Chili était de l’autre côté des Andes, masse opaque dans la nuit : les territoires des ancêtres étaient perdus, mais ils avaient gardé leur âme magnétique. Jana pensa à sa jeune sœur, à ses frères… Non, impossible de leur demander de l’aide : ils voudraient qu’elle revienne dans la communauté plutôt que d’assouvir sa vengeance, qu’elle se rebâtisse avec eux, son peuple, exilés sur leur propre terre. Tout ce qu’elle avait entrepris depuis son départ n’aurait servi à rien, et elle avait ce soleil noir dans le cœur : Rubén… Jana pensa à lui, très fort, l’imagina esprit lumineux flottant quelque part dans le ciel, mais elle ne vit de la Voie lactée que les diamants du désespoir. Elle ferma les yeux, abrutie de fatigue et d’alcool, un chien râpé contre ses flancs. Lentement, la nature s’empara de ses sens.