Était-ce la proximité des siens, l’esprit mapuche de son enfance qui la rappelait, Ngünechen, la divinité suprême des volcans qui, depuis la nuit des temps, affrontait la force sombre de kai kai ? Des spectres s’affrontaient dans l’obscurité, elle pouvait presque les sentir courir sur sa peau glacée. Les forces. Elle les sentait bouillir de la Terre, se répandre dans son corps, comme si le feu tellurique que réveillait la machi était toujours là, crépitant… Jana se redressa soudain, les yeux écarquillés.
— Rubén ?
La Mapuche resta immobile sous le pehuen, le souffle court, n’eut pour réponse que le frémissement du vent dans les branches…
Un soleil blanc étirait ses brumes au creux de la vallée. Jana observait le monastère depuis le lever du jour, emmitouflée dans son poncho de laine, rétine fixe dans la lunette du fusil. Six cartouches en magasin, calibre 7.62, portée huit cents mètres, zoom grossissement 10 : elle pouvait balayer la moitié de la cour, invisible parmi les fourrés bordant la colline.
Un moine avait fait une apparition furtive un peu plus tôt, un jeune blondinet aux cheveux rares. D’après le prêtre confident de Rosa, le cardinal von Wernisch, très âgé, s’était retiré là pour une retraite définitive. Mais les autres ? Slalomant entre les arbustes, Gasoil marquait son territoire à petits jets désinvoltes. Le chien finit par se ranger à ses côtés, ombre loyale parmi les fourrés. Jana ne l’avait toujours pas entendu aboyer. La température grimpa avec le soleil. Il ne se passait rien. Gasoil s’endormit bientôt, museau calé sur ses pattes croisées, dernier chic canin. Jana attendait, maussade, quand son cœur se serra : un gros homme en chemise blanche apparut dans la cour.
Ces traits vulgaires, l’allure bovine : le tortionnaire du delta, le Toro. Il était là, dans sa ligne de mire. Un pan de monde bascula. Jana posa d’instinct l’index sur la détente : une pression et elle lui faisait sauter le crâne. Un flash traversa son esprit — la tête éclatée de cette vermine, les giclées de sang sur les murs, les bouts de cervelle éparpillés — puis elle se ressaisit. À cette distance, elle n’était pas sûre de toucher sa cible : en quelques pas le Toro serait à couvert. Alertée, le reste de la bande se barricaderait dans le monastère, d’où elle ne pourrait plus la déloger. Ils enverraient d’autres types pour la débusquer, la police locale, ou des gars aux ordres qui lui feraient la chasse… Jana garda son sang-froid : ils étaient là, pour le moment cela seul importait. Elle avait pour elle l’effet de surprise. Leur véhicule devait être à l’intérieur, sous un des préaux du monastère où les tueurs s’étaient réfugiés. Elle pourrait tirer dans le tas s’ils venaient à sortir — ils finiraient bien par acheter des cigarettes, de l’alcool, des provisions — mais une pensée l’ébranla : que faire s’ils restaient terrés là une, deux semaines sans sortir ?
Jana échafaudait des plans suicidaires au bout de la mire. Le Toro avait disparu depuis longtemps de la cour ensoleillée lorsque survint un événement impromptu.
Une Audi gris métallisé se gara sur le petit parking qui bordait le bois. Un homme en sortit bientôt, vêtu d’un blazer bleu à la coupe vieillotte, et se dirigea d’un pas lent vers l’entrée du monastère. Jana observa le nouveau venu dans la focale grossissante de la lunette : un septuagénaire de taille moyenne, de courts cheveux bruns sur un crâne dégarni, des traits las plutôt communs, et deux yeux de fouine qu’elle avait déjà croisés quelque part… Où ? L’homme se tenait maintenant devant la porte de bois brut, hésitant à faire tinter la cloche. Jana se souvint enfin : la photo envoyée sur le BlackBerry de Rubén le jour où ils rentraient des Andes. Le voisin de Colonia, qui avait pris la fuite. Diaz, l’ancien agent du SIDE.
Franco Diaz avait travaillé à des opérations spéciales sur et en dehors du territoire avant d’intégrer les services de renseignements. Falsifications de documents, organisation d’un meeting géant en vue de photographier et ficher les militants de gauche quelques semaines avant le coup d’État, infiltrations de groupes terroristes, éliminations ciblées, planifications d’enlèvements. La guerre sale, comme on disait. Il n’y en avait pas de propre. Diaz obéissait aux ordres. Ceux qui les donnaient étaient sévères mais justes. L’opération « Rosario », mal préparée, avait marqué le début de la fin : la défaite des Malouines consommée, les militaires avaient dû céder le pouvoir et effacer les preuves de ce qui pourrait se retourner contre eux. Le général Bignone lui avait fait confiance, à lui, l’agent de l’ombre.
Le botaniste avait fui Colonia mais le destin s’acharnait. Relation de cause à effet, manifestation du cancer qui le rongeait ? Une nouvelle crise s’était abattue sur lui, si violente qu’il avait dû se terrer dans un hôtel minable de La Plata avec ses pilules de morphine. Trois jours à délirer, shooté par la drogue, à imaginer qu’on venait déterrer son trésor, ou qu’une tempête dévastait son jardin d’Éden, que des flics et des juges en robe noire le condamnaient sur-le-champ pour détérioration de mémoire historique, des visions diurnes parfois sans queue ni tête d’où il ressortait hagard, souffrant le martyre, adjurant la Voix qui le guidait de lui offrir un peu de sa Miséricorde — encore un peu de temps… Après un combat âpre et sans merci, la Voix avait surgi du néant pour l’extirper des crocs de la maladie. Pouvoir de la foi en un Dieu unique qui, mieux que les cachets de morphine, l’avait remis debout. Non, Franco ne mourrait pas seul et malade dans une chambre d’hôtel anonyme, il n’échouerait pas si près du but. Le cardinal avait été sa caution morale lors de la guerre sale : Diaz augurait que le vieux sage saurait le conseiller une dernière fois, et l’absoudre devant la mort. Après seulement, il pourrait partir en paix.
Quittant l’hôtel de La Plata où il avait fini par surmonter la crise, Diaz retrouva bientôt la trace de von Wernisch via un prêtre du diocèse de la province. Il arrivait enfin dans le village perdu de Los Cipreses, après deux jours de route poussiéreuse, le visage cerné par la fatigue. Le monastère franciscain où s’était retiré le cardinal était un vaste bâtiment de pierres grises au toit de tuiles tapissées de mousse.
Franco gara l’Audi et sortit lentement de l’habitacle. La maladie était toujours là, guettant le premier faux pas.
La porte du monastère était massive, la cloche d’un autre temps ; le botaniste avait atteint son ultime objectif mais, au pied du mur, quelque chose le faisait hésiter. Gardant ses vieux réflexes, l’ancien agent n’avait pas appelé pour annoncer sa venue. Il chassa l’appréhension et fit tinter la cloche.
Un jeune moine lui ouvrit bientôt, quelque peu soupçonneux à son égard. Son visage austère changea quand Franco se présenta comme un vieil ami du cardinal von Wernisch, qu’il venait voir pour une affaire urgente. L’invitant à l’attendre sans autres commentaires, le moine avait poussé l’antique porte en bois de chêne qui donnait sur la cour, avant de disparaître de l’autre côté du bâtiment, le laissant seul dans le hall.
Une peinture plastronnait dans un cadre à dorures — un évêque des temps anciens, qui le regardait d’un air bienveillant. Franco prit ses pilules à l’ombre des voûtes fraîches, une douleur lancinante dans le ventre. Il n’y avait pas un souffle d’air dans la cour intérieure du monastère, où quelques lézards cuisaient sur les pierres. Le retraité transpirait sous son blazer, la gorge asséchée par les médicaments et la poussière avalée. Un gros homme apparut alors à une vingtaine de mètres, dans la cour, un civil au visage bouffi qui sortait du réfectoire, une assiette pleine à la main. Un holster vide pendait sous son aisselle, la chemise blanche auréolée de sueur.