Rubén gisait sur le lit blanc de la chambre, les yeux cernés de cauchemars. Face à lui, Ledesma aussi faisait grise mine. Le commissaire détestait les hôpitaux — ça puait la maladie, la mort des autres —, il détestait surtout l’idée de partir sous les sifflets, à quelques mois de la retraite. Le vieux flic n’avait pas résisté à l’envie de torpiller Roncero et Luque, le navire amiral de Torres : Eduardo Campallo suicidé, les hommes du delta en fuite, c’est tout leur château de cartes qui s’écroulait. Son enquêtrice avait été tuée dans l’opération et l’affaire échouait à la police scientifique de Luque, celle-là même qu’il soupçonnait de haute corruption. Un fiasco, qui pouvait lui coûter cher.
Homme massif au gros nez grêlé malgré son abstinence, le commissaire Ledesma affichait un regard noir où se mêlaient colère et désolation. Il avait à peine reconnu le visage d’Anita Barragan quand on lui avait ramené la dépouille. Ses cheveux blonds poisseux de sang, la tête éclatée sous le choc hydrostatique : un tir à bout portant, qui ressemblait à une exécution sommaire.
— Je ne sais pas jusqu’où vous êtes impliqué, Calderón, conclut-il dans l’air vicié de la chambre, mais je tiens à vous prévenir tout de suite : la surveillance du portable de Del Piro n’apparaîtra nulle part et l’agent Barragan aura agi de sa propre initiative, lancée sur la piste du meurtrier de la rue Perú. Pas un mot concernant Campallo et sa fille. Luque et Torres me feront la peau s’ils apprennent que j’ai mené une enquête en sous-main. Je vous suggère d’ailleurs d’en faire de même. Le capitaine Roncero va venir vous interroger, aujourd’hui d’après ce qu’on m’a dit, l’informa-t-il. Cantonnez-vous à l’affaire Michellini : c’est un conseil que je vous donne.
— Munoz a falsifié le rapport d’autopsie de Maria Campallo, rétorqua Rubén depuis son lit de souffrances. Il suffit d’exhumer le corps.
— Après le suicide de son père ? s’étonna Ledesma. N’y pensez même pas…
— Maria a été assassinée, vous le savez comme moi.
— Vous expliquerez ça à Luque et à Roncero, ils seront sans doute curieux d’entendre votre version de l’histoire. Moi, c’est fini.
Un silence nauséeux passa dans la pièce. Rubén crevait de chaud dans sa blouse de malade, planant sur un nuage antalgique qui ne calmait en rien ses envies de meurtres.
— Vous allez laisser la mort d’une flic impunie ?
— Je n’ai pas le choix, s’obstina le patron d’Anita. Luque a repris l’affaire, en personne, et il va faire du petit bois de vos déclarations.
Les relevés de poudre et la balistique impliquaient le détective dans la tuerie, il serait contraint de révéler les dessous de son enquête à Roncero, à Luque et à ses flics d’élite qui, dès lors, ne le lâcheraient plus.
— Luque vous fait si peur que ça ? grinça Rubén. Je croyais que vous le détestiez ?
— On déteste souvent ce qui nous fait peur.
— L’ADN de Miguel Michellini correspond à celui de Maria Campallo, insista le détective, pas à celui de leur prétendue mère, et…
— Oubliez Campallo, coupa le policier. Harceler une famille en deuil, qui plus est proche du maire, se retournera aussitôt contre vous, Calderón, soyez-en sûr. Le rapport que j’ai livré à Luque se cantonne à l’affaire Michellini, asséna-t-il. Vous avez laissé un tas de cadavres derrière vous, mon vieux. Légitime défense ou pas, vous n’êtes pas en situation d’attaque, mais de défense !
Prisonnier de sa potence, la main gauche entubée, Rubén émergeait à peine de son champ d’oreillers. Il ferma les yeux, soudain las. Le vieux flic se retirait du jeu. Il lâchait prise. Mais le commissaire avait raison sur un point : la police scientifique avait repris l’affaire et Luque ne lui ferait pas de cadeau… Ledesma se dandinait devant les relevés de température, à la fois pressé de partir et mal à l’aise à l’idée de laisser le détective seul, dans cet état.
— Je suis quand même heu… désolé pour ce qui est arrivé, dit-il.
Rubén ravala sa salive. Il ne pensait pas à la pointe d’acier qui l’avait transpercé dans la chambre, à ses oreilles brûlées par la picana et aux furies électriques qui lui mâchaient le cerveau, il songeait à sa copine Anita, à ses bulles d’enfance qui crevaient là, sur ce lit d’hôpital. Son sourire blond passa dans son esprit, quand, petite, elle lui avait donné son dessin de capitaine voguant sur une mer grise, pailletée de bleu… Ledesma voulut ajouter quelque chose mais Rubén montra les crocs, livide.
— Foutez le camp !
Samuel et Gabriella Verón n’étaient pas argentins, mais chiliens : voilà pourquoi les parents disparus n’apparaissaient dans aucune base de données.
Les Grands-Mères avaient fini par retrouver leur trace dans les archives de la « Maison Nazareth », un lieu d’accueil au cœur de l’église de Santa Cruz, où transitaient nombre de réfugiés chiliens après le coup d’État de Pinochet. Le père Mujica, proche des pauvres et des opprimés, avait été assassiné par les nervis de la dictature, mais les militantes avaient interrogé des témoins de l’époque. Samuel et Gabriella Verón avaient migré à Buenos Aires fin 1973, peu après la mort de Perón, sans savoir que la même clique de militaires y prendrait le pouvoir. Clandestin dès les rafles de la triple A, le couple avait échappé aux escadrons de la mort avant d’être finalement enlevé un jour d’hiver 1976 avec son bébé, une petite fille alors âgée de seize mois. Leur disparition était passée inaperçue car, comme le père Mujica qui les avait accueillis auparavant, leurs amis argentins avaient été aspirés par la machine d’État.
Quid de leur famille ? Les Abuelas avaient remonté la piste jusqu’au Chili, où d’autres associations se battaient contre les crimes de la dictature : Samuel Verón était un leader étudiant d’un groupe militant pro-Allende, marié en 1971 à Gabriella Hernandez, une Argentine rencontrée à la fac de Santiago. La chute d’Allende et la répression tous azimuts qui s’ensuivit les avaient vus fuir à Buenos Aires. Si Samuel Verón avait tout laissé derrière lui, les parents de Gabriella étaient des estancieros, propriétaires de centaines d’hectares dans la région de Mendoza. Décédés lors d’un accident de voiture peu après le coup d’État de Videla, ils avaient laissé les terres à leur unique héritière, Gabriella, qui, kidnappée avec son jeune mari, n’aurait pas le loisir d’en profiter.
Carlos, de son côté, avait suivi la piste des chantiers publics mis en place par la junte afin de moderniser le centre-ville — en expulser la population défavorisée pour bâtir de nouveaux édifices au bénéfice des entreprises privées. De Hoz, ministre de l’Économie, avait chargé le colonel Ardiles (devenu général en 1982) des travaux publics. Cette guerre contre les pauvres n’était pas nouvelle : la junte avait réduit les salaires des classes populaires de moitié, supprimé les hôpitaux gratuits, augmenté le prix du bétail par sept pour satisfaire les intérêts de la puissante Sociedad rural (l’association des grands propriétaires terriens), pendant que des quartiers entiers étaient privés d’eau ou d’électricité — on avait vu alors des maladies oubliées comme la diarrhée estivale ou la rage frapper certaines zones du Gran Buenos Aires, ramenant le pays cinquante ans en arrière. Le journaliste avait poussé son enquête : le général Ardiles n’était pas un inconnu puisqu’il faisait partie des hauts gradés visés par la CONADEP à la fin de la dictature. Après cinq années d’assignation à résidence, Menem l’avait finalement amnistié en érigeant la loi du « Point final ». Les associations de défense des Droits de l’Homme avaient réitéré leurs attaques à l’arrivée de Kirchner mais, malgré de nouvelles procédures qu’on faisait traîner en longueur, Ardiles avait bénéficié de délais d’instruction dépassés et de certificats de santé pour échapper à toute condamnation. Outre sa pension de l’armée, le vieux général touchait des dividendes d’actions et des jetons de présence de différentes entreprises, sans visiblement regretter le passé. Interrogé par un journaliste après le non-lieu dont il avait fait l’objet, Ardiles avait déclaré qu’une guerre impliquait forcément des morts, que c’était « nous » ou « eux » — sous-entendu les Rouges.