Il était l’ami des hiboux, des pierres. Il se vidait les tripes la nuit sur la lande et ne s’arrêtait qu’à bout de souffle, les poumons brûlants, s’affalait dans l’herbe pour revisiter les histoires qu’ils se racontaient jadis aux terrasses des bistrots — le poète était mort mais sa voix résonnait dans la mémoire prodigieuse de son fils —, des histoires où les femmes traversaient en puma l’obscurité et ses bois, où l’on partait à plusieurs sur des chevaux percés de clous, des histoires de passantes que Rubén se répétait sous les étoiles, pour se donner le courage d’écrire un jour, à défaut de parler. Mais les mots fuyaient. Ils fuyaient toujours…
Sa mère donnait des nouvelles de Buenos Aires où la contestation grondait. Économie en lambeaux, légitimité mise à mal, grèves : après six ans de dictature, l’espoir renaissait. Lui ne disait rien, la peau retournée au cœur de l’inframonde, ce cercueil ouvert au grand silence, messager d’une nouvelle qu’il n’avait jamais donnée.
Rubén pourtant avait l’âme bleue. Il donnait le change auprès des sœurs de l’estancia voisine — comment un amant si doux pouvait collectionner de telles cicatrices ?! — , développant une musculature longiligne d’animal boosté au grand air qui demain lui donnerait la foudre.
— Que tu es beau, mon fils ! s’aveuglait Elena lors de ses visites.
Rubén ressemblait il est vrai de plus en plus à son père — démarche, inclination de la tête, vivacité et couleur des yeux, et ce sourire désarmant qui ébranlait les plus revêches. Bien sûr Elena était partiale, mère par-dessus le marché, elle était surtout toujours amoureuse de son mari disparu. Elle ne voyait pas que Rubén couvait un monstre, chaque jour plus fort à mesure qu’il se taisait. Les jeunes filles de la campagne aimaient ses yeux d’orage sans savoir sur qui il tomberait un jour, ses bras noueux qui tentaient de les serrer, prenaient ses frissons pour des retours de caresses. Rubén revenait de leur lit pantelant, partagé entre la reconnaissance et l’effroi. Abonnés à La Nación, les gens qui l’hébergeaient n’y voyaient que du feu…
Rubén avait vingt ans quand la défaite des Malouines précipita la chute de la dictature. Les Grands-Mères de la place de Mai et d’autres associations de victimes se portèrent aussitôt partie civile contre les exactions commises durant le « Processus de Réorganisation nationale » : l’époque des premiers procès, qui devaient durer des années. Les lois d’amnistie succédant aux lois d’exception, la lassitude au temps, l’armée, la police et la plupart des répresseurs passèrent entre les mailles de la justice. Les Grands-Mères se retrouvaient seules à prêcher dans un désert où se perdait la mémoire du pays.
Rubén abandonna le journalisme qui le faisait vivre depuis son retour à Buenos Aires, et trouva l’appartement à l’angle de Perú et San Juan, qui deviendrait son agence. Il étudia les techniques d’interrogatoires des tortionnaires, la résistance à la douleur, les filatures, avec acharnement, il étudia l’histoire, la politique, l’économie, les réseaux d’immigration nazie, le droit international, l’anthropologie légiste, le tir sur cible mouvante, les arts martiaux des sections combat des Montoneros, de l’ERP ou du Mossad : pour rendre les coups.
Son agence de détective n’avait pas pour but de retrouver les disparus — il était bien placé pour savoir qu’ils avaient été liquidés — mais les responsables.
Dans un pays où neuf juges sur dix exerçant sous la dictature avaient été confirmés dans leur fonction, Rubén Calderón était l’ennemi déclaré, le bras armé des Grands-Mères, celui qui recevait des têtes d’animaux par la poste, des menaces téléphoniques, des injures. Lui accumulait les rapports d’enquêtes, réglait ses comptes.
Les militaires le détestaient, la moitié des flics de la ville lui auraient volontiers troué la peau, les autres n’auraient pas pleuré longtemps : Calderón chassait sur leur terrain.
« Ricardo Ravelli, né le 07/07/1952, capitaine de corvette intégré à l’ESMA, où il exerce comme interrogateur jusqu’en 1981, soupçonné d’avoir participé au faux accident de voiture de Monseigneur Angelleli, évêque proche du Concile Vatican II, opposé à l’ultraconservatrice Église argentine qui supportait les généraux : suicidé. »
« Victor Taddei, né le 19/01/1943, membre de la police fédérale de 1967 à 1984, où il collabore avec les renseignements militaires : quitte le pays et sa famille en 2000 sans laisser d’adresse. »
« Ricardo Perez, né le 02/05/1941 à Mendoza, juge au tribunal militaire (1975/1982) puis à la Cour suprême : retrouvé baignant dans ses excréments, à quelques pas de son domicile. »
« Juan Revalde, né le 25/11/1950, officier interrogateur au Campo de Mayo (1976/1980), agent des services de renseignements (SIDE) jusqu’à sa mise à la retraite en 2003 à l’arrivée de Kirchner : mutique depuis deux ans, interné à l’hôpital psychiatrique de Rosario. »
« Hector Mancini, né le 14/06/1948, capitaine de frégate dans la Marine (1971/1981), décoré deux fois lors de la guerre des Malouines : héroïnomane, aujourd’hui sans domicile fixe. »
« Miguel Etschecolaz, né en 1929, directeur des enquêtes de la police provinciale de mars 1976 à décembre 1977, soupçonné d’être le planificateur de la “Nuit des crayons” où plusieurs étudiants furent enlevés, torturés et tués : retrouvé nu à l’aube, dans un terrain vague du Gran Buenos Aires. »
« Juan Cavalo, ministre de Carlos Menem et ancien ministre du Travail du gouvernement d’Isabel Perón ayant signé en 1975 le décret pour l’“éradication des subversifs” dans la province de Santa Fe : ruiné, s’exile au Paraguay en 2006. »
La liste était longue, non exhaustive. Elena Calderón ne savait pas tout — c’était leur destin de rescapés. En quinze ans d’exercice pour le compte des Grands-Mères, Rubén avait échappé à deux fusillades en pleine rue, à une fuite de gaz, au capot d’un véhicule sans plaques qui passait devant chez lui, aux promesses de viol sur sa mère et à trois agressions physiques sans conséquences graves. « Mémoire, vérité, justice » : depuis sa sortie de prison, les Grands-Mères n’avaient rien changé de leur méthode de harcèlement. C’était trop tard. Aucune menace, loi ou décret ne leur ferait lâcher prise : car c’étaient elles, désormais, les Mâchoires de l’Histoire.
L’été touchait à sa fin, et la vague de chaleur qui stagnait depuis un mois au-dessus de la ville s’était soudain vue balayée par un vent violent : le soir tombait et des trombes d’eau s’abattaient sur le trottoir avenida de Mayo, chassant les vendeurs de loterie sous les kiosques à journaux.
Des touristes trempés faisaient la queue devant le Café Tortoni malgré l’heure tardive ; Rubén lança une vanne au portier grisonnant qui, sous son parapluie et dans une livrée impeccable, l’accompagna jusqu’à la lourde porte aux poignées de laiton. Le Tortoni était le plus vieux bar de Buenos Aires : Borges y avait encore sa table, Gardel sa statue sous les vitraux astiqués. Le brouhaha feutré des clients contrastait avec le concert des assiettes que les serveurs endimanchés réexpédiaient en cuisine. Rubén traversa la salle au luxe d’une autre époque en répandant de l’eau de pluie sur la moquette épaisse ; il aperçut le visage débonnaire de Carlos derrière la vitre du salon fumeurs et salua son ami d’un fraternel abrazo, l’accolade locale.